Après l’attentat manqué du Thalys, le procureur de Paris, François Molins, revient sur les difficultés de mener à bien les enquêtes criminelles depuis l’arrivée sur le marché de smartphones protégés par un chiffrement total. Il répond aussi aux polémiques sur la révision des accords de Schengen et les contrôles au faciès.
Le 11 août dernier, vous avez signé dans le New York Times, avec trois de vos homologues, américain, britannique et espagnol (1), une tribune intitulée « Quand le chiffrement des téléphones bloque la justice ». Pourquoi une telle initiative?
Partout, les magistrats chargés de la lutte contre le crime se trouvent confrontés à une situation nouvelle et inquiétante lorsqu’ils tentent de faire progresser leurs enquêtes grâce à l’exploitation des téléphones mobiles. Cela concerne particulièrement les smartphones de dernière génération, comme les iPhone 6 et les Samsung Galaxy S 6 équipés d’Android. En septembre 2014, Apple et Google, qui contrôlent 96% du marché mondial, ont modifié leurs systèmes d’exploitation de manière à garantir un chiffrement total des appareils. Désormais, la totalité des données sont devenues inaccessibles à quiconque ne possède pas le code de déblocage. Seul l’utilisateur en est le détenteur. Ni Apple ni Google n’en ont connaissance. Cette garantie de confidentialité absolue s’est même imposée comme un argument de marketing majeur auprès des clients afin de protéger leur vie privée. La justice devient aveugle en la matière.
Il était possible de le faire par le passé, mais, avec les nouvelles générations de mobiles, nous n’y arrivons plus.
Le recours à la téléphonie ne représente cependant pas votre unique moyen d’enquête…
Non, bien sûr. Mais ce moyen de communication s’est imposé comme un élément essentiel pour faire aboutir les investigations, que ce soit dans le domaine du terrorisme ou du crime organisé. Autre exemple: en matière d’abus sexuels, certains auteurs aiment filmer les sévices qu’ils font subir à leurs victimes. Les preuves de l’infraction sont bel et bien là, sous les yeux des enquêteurs, mais hors d’atteinte. Dans notre tribune, nous rappelons le cas de ce père de famille de six enfants tué par balles, près de Chicago. Deux smartphones ont été retrouvés à côté de la victime, mais ils étaient protégés par un code confidentiel. Les données qu’ils contenaient auraient pu faire progresser les investigations. L’assassin court toujours.
Vous êtes chargé des poursuites dans toutes les affaires de terrorisme. Avez-vous été freiné dans vos enquêtes par ces dispositifs?
J’évoquerai un cas précis. Dans l’affaire Sid Ahmed Ghlam [NDLR: l’étudiant islamiste suspecté d’avoir voulu s’attaquer, en avril dernier, à une église à Villejuif et d’avoir tué une jeune femme, Aurélie Châtelain], nous avons retrouvé un téléphone dans lequel nous n’avons toujours pas pu « entrer ». En matière de trafics de stupéfiants, les situations de ce genre se présentent quotidiennement!
Le seul moyen d’accéder aux données du smartphone d’un suspect est donc de lui demander de livrer son code?
Tout à fait. J’ajoute que, sur certains appareils de dernière génération, ce seul élément ne suffit pas: il est également nécessaire d’utiliser l’empreinte digitale du propriétaire pour le débloquer. Or nous rencontrons un cas dans lequel l’empreinte n’est pas celle du suspect, mais celle d’un proche! Cette personne est susceptible de se trouver dans un pays lointain et donc inaccessible. Je ne vous parle pas d’un roman noir, mais d’une affaire de terrorisme traitée en ce moment même.
Peut-on imaginer, alors, qu’une loi oblige un suspect à donner son code sous peine de poursuites?
Toute personne mise en cause a droit au silence. Vous ne pouvez pas l’obliger à coopérer, compte tenu des normes constitutionnelles et conventionnelles applicables.
Reconnaissez que le chiffrement conserve beaucoup d’avantages: empêcher un cybercriminel ou un voleur de téléphone d’accéder à vos données personnelles, garantir le secret des affaires des entreprises… Mais aussi protéger les citoyens d’une collecte massive de renseignements. Une nécessité après l’affaire Snowden.
Nos demandes interviennent en effet après les révélations de cet ancien consultant de l’agence de sécurité américaine. Cela engendre une certaine confusion dans l’esprit de beaucoup de gens. A la suite de cette affaire, Apple et Google ont cherché à rassurer leurs clients en rendant inviolables leurs systèmes. Mais il faut poser les termes du débat. Nous ne cherchons pas à interdire le chiffrement ni, bien sûr, à enregistrer massivement des données, nous souhaitons seulement permettre l’accès ponctuel à des informations, sous l’autorité d’un magistrat, afin de faire avancer une enquête.
Nous devons trouver un point d’équilibre entre la protection de la vie privée et les impératifs de sécurité de la vie publique. Des acteurs incontournables comme Google ou Apple doivent être placés face à leurs responsabilités. Soit ils proposent un dispositif nous permettant d’accéder aux données nécessaires aux investigations, soit les pouvoirs publics devront tôt ou tard légiférer afin de les y contraindre.
Vos opposants estiment qu’en faisant cela des dictatures pourront surveiller les téléphones des dissidents…
Au-delà des smartphones, rencontrez-vous les mêmes difficultés avec des applications très populaires comme Skype ou WhatsApp?
La dernière édition du magazine en français de l’organisation Etat islamique, Dar al-Islam, présente à ses recrues la liste des règles de sécurité à prendre en matière informatique. Elle recommande le secret et préconise notamment le recours à des logiciels de chiffrement. Dans une affaire récente, nous avons pu accéder à des photos envoyées par WhatsApp uniquement grâce à la collaboration d’un tiers ayant accepté de nous présenter ce message.
Les responsables présumés des trois derniers attentats en France, à Villejuif, à Saint-Quentin-Fallavier et, plus récemment, dans le Thalys, ne se revendiquent pas comme des terroristes. Faut-il y voir une nouvelle stratégie? Ont-ils reçu des consignes?
Il est difficile de répondre à cette question de manière définitive. Nous observons deux attitudes distinctes de la part de Daech après des attentats. La première consiste à revendiquer très rapidement certains actes, comme l’attaque du musée du Bardo, à Tunis. La seconde vise à encenser les assaillants quelques semaines après les faits, en les présentant comme des héros, comme ce fut le cas pour Sid Ahmed Ghlam à Villejuif ou Yassin Salhi à Saint-Quentin-Fallavier.
Ce « proto-Etat » qu’est Daech a pour priorité de se constituer une armée et de recruter des djihadistes. Ceux qui ne peuvent grossir les rangs des combattants en Irak et en Syrie sont incités à réaliser des attentats en Europe, et notamment en France. Pour ce faire, ils peuvent compter sur des réseaux. On peut ainsi distinguer cinq profils différents. Celui qui part en Irak ou en Syrie et revient endurci en Europe.
Celui qui, à l’inverse, rentre déçu ou repenti. Les traumatisés, témoins ou acteurs de scènes horribles. Ceux qui ne peuvent partir. Et, enfin, des personnes déjà condamnées, qui ont purgé leur peine, mais qui demeurent très dangereuses, à l’image des frères Kouachi. Il faut souligner en outre la grande porosité entre la petite et moyenne délinquance, d’une part, et le terrorisme, d’autre part.
Pensez-vous que ce soit le cas d’Ayoub El-Khazzani, l’assaillant du Thalys?
Nous pensons qu’il a disposé de complicités. Il avait toute la panoplie du terroriste: le fusil d’assaut, les neuf chargeurs, le pistolet, le cutter…
Les policiers ont aussi saisi une dizaine de crayons dans son sac. A quoi étaient-ils destinés, selon vous?
Pas à faire du dessin en tout cas. Les enquêteurs pensent, que bien « aiguisés », chacun de ces objets pouvait être utilisé comme arme. Si El-Khazzani monte en bout de rame, avec tout son arsenal, c’est sans doute pour remonter les wagons un à un. La tentative d’assassinat concerne donc les voyageurs et le personnel de bord qui auraient pu se trouver à portée d’El-Khazzani. Chacun d’entre eux peut ainsi se constituer partie civile.
Comprenez-vous le débat sur les « fiches S », pour « Sûreté de l’Etat », inefficaces pour empêcher le passage à l’acte?
La fiche S ne permet pas une arrestation, mais elle vise à mieux surveiller un individu, à enrichir les informations le concernant, en fonction de ses déplacements, notamment. Elle est éminemment utile. Concernant El-Khazzani, ce dispositif a ainsi permis aux Allemands de signaler son voyage entre Berlin et Istanbul au mois de mai. A priori, il n’y a aucun loupé.
Pour autant, aucun service n’a été capable de détecter ses déplacements au sein de l’espace Schengen. Faut-il modifier cet accord à la lumière du risque terroriste?
Toutes les organisations doivent s’adapter aux situations, et Schengen doit sans doute évoluer: la problématique des migrants le démontre bien. Mais il s’agit d’une responsabilité politique.
Craignez-vous justement que des recrues de Daech se glissent parmi le flot de réfugiés?
Une telle hypothèse ne peut être exclue. Mais l’organisation a bien d’autres moyens de faire entrer des volontaires, dont certains sont européens. Aujourd’hui, les djihadistes ont moins recours au transport aérien. Ils utilisent de plus en plus la voie routière ou ferroviaire en passant par la Grèce, l’Albanie, la Moldavie ou la Bulgarie afin de contourner les contrôles. Nous avons donc besoin de renforcer la coopération policière et judiciaire avec tous les pays.
Préférez-vous, comme Alain Vidalies, secrétaire d’Etat aux Transports, le risque de la discrimination à celui de l’inaction?
Je ne me laisserai pas entraîner dans cette polémique. Des contrôles systématiques paralyseraient la vie économique du pays. Je peux simplement vous dire que, sous l’autorité du parquet, les contrôles d’identité et les fouilles de véhicules ont été renforcés à Paris dans le strict respect du droit.
(1) Cyrus Vance Jr, procureur de Manhattan, Adrian Leppard, chef de la City of London Police, Javier Zaragoza, procureur général de l’Audience nationale espagnole.