L’accord signé sur la revalorisation de l’AJ va-t-il calmer la colère des avocats ? Que se cache-t-il derrière leurs revendications ? Entretien.
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Les avocats de France vont-ils se contenter de l’accord signé mercredi entre la chancellerie et les représentants de la profession d’avocat ? Outre le relèvement de 12,6 % de l’unité de valeur qui sert de base à l’indemnisation des avocats, ce qui porte son tarif moyen à 26,50 euros, contre 24,50 euros actuellement, il prévoit que la profession ne sera pas taxée pour financer la réforme de l’aide juridictionnelle (AJ). De quoi éteindre la colère des avocats ? Rien n’est moins sûr. Le Syndicat des avocats de France a d’ores et déjà déjà indiqué dans un communiqué que ces propositions étaient « insuffisantes ». Il « appelle l’ensemble des avocats à maintenir la mobilisation par des modes d’action diversifiés ». On ne peut donc, pour l’heure, parier sur la poursuite ou non du mouvement de grève qui dure depuis trois semaines et qui mobilise 158 des 164 barreaux de France. D’autant que sur le terrain, le mécontentement est à son comble. « L’écart est grand entre ce que les avocats attendaient et ce qui a été obtenu », relève Frédéric Sicard, bâtonnier élu du barreau de Paris. Le Point.fr l’a interrogé.
Le Point.fr : Vous faites actuellement le tour de France des barreaux pour prendre le pouls de la situation. Quel est l’état d’esprit des petits et des grands barreaux, et des petits et des grands cabinets, à l’heure où la colère semble gagnée par l’effet « boule de neige » ?
Frédéric Sicard : La situation était jusqu’ici explosive et hors de contrôle. Tout peut encore arriver. Je ne suis pas sûr que l’on va pouvoir calmer ce mouvement qui s’est durci partout en France. Car sur ce sujet de l’AJ, la profession a eu une démarche unitaire et solidaire.
Comment en est-on arrivé là ?
Ça fait plus de huit ans qu’on nous balade sur une éventuelle augmentation de l’AJ. Ça fait huit ans qu’il n’y a eu aucune revalorisation des tarifs d’indemnisation. Huit ans que le montant moyen de l’UV est à 24 euros ! Et je rappelle qu’avant le protocole du 28 octobre, on voulait diminuer ce tarif et le nombre d’UV affectées à chaque procédure… Par exemple, pour un dossier d’expulsion en référé devant le tribunal d’instance, le projet initial du gouvernement prévoyait de passer de 16 à 6 UV. Or, savez-vous que l’heure d’avocat lui coûte 82 euros toutes charges légales et réglementaires additionnées ? Je dis bien lui coûte !
L’augmentation de 12 % va-t-elle changer la donne ?
Cela ne suffira pas, on est encore très loin du coût des charges…
Oui, mais l’AJ n’est pas une rémunération proprement dite, c’est une « indemnisation »…
Ce n’est pas une raison pour que les avocats travaillent à perte !
À l’origine, le gouvernement voulait conditionner l’augmentation à la participation de la profession à la modernisation de la justice…
Le gouvernement a dit aux avocats : « Si vous voulez l’AJ, il faut payer J 21, autrement dit une partie des investissements nécessaires à la dématérialisation de la justice. Alors, là, ça a explosé ! La profession a toujours été prête à participer à la modernisation de la justice. Mais pas dans ce contexte-là de « donnant-donnant ».
Je rappelle que les avocats participent déjà au financement du service public de la justice : les fonds Carpa financent toute la partie « gestion » de l’AJ, autrement dit l’accompagnement des personnes qui souhaitent en bénéficier, mais aussi la formation obligatoire des avocats, une partie de la prévoyance, etc. Autrement dit, une partie du budget de la justice est déjà pris en charge par les avocats. Aujourd’hui, l’augmentation fait l’objet d’un protocole et la négociation va continuer. C’est un bon pas, mais le chemin n’est pas terminé. L’AJ, c’est le problème de l’État. Nous pouvons participer à J21, mais plus jamais à l’AJ.
« Nous sommes des avocats de base », c’est le slogan inscrit au dos d’une de vos consœurs dijonnaises lors d’une manifestation. Est-ce le symbole que derrière la protestation des barreaux contre la réforme de l’AJ se cache un malaise plus général, lié à une paupérisation de la profession ?
Il est faux de croire qu’il y a les avocats « de base » et les autres. D’autant qu’aujourd’hui toute la profession d’avocat est en souffrance. C’est la première fois que les bénéfices des avocats enregistrent une tendance générale baissière, et ce, quels que soient le mode d’exercice et la spécialité, et en dépit du fait que les marchés du droit s’élargissent. Nous sommes trop nombreux sur les mêmes créneaux. Résultat, on est pris dans une espèce de formule chimique explosive : des revenus qui baissent sensiblement avec des charges constantes, une indemnisation de l’AJ insuffisante qui ne tient pas compte de nos charges, et sa non-revalorisation depuis huit ans, pour en arriver à une augmentation qui ne couvre pas réellement le taux d’inflation…
Cet enjeu est d’autant plus symbolique que l’AJ concerne tous les contentieux, civils, pénaux, prud’homaux, bref, les affaires les plus populaires et aux enjeux parfois vitaux : divorce, expulsion locative, droit des étrangers…
En effet, comme le fait le Luxembourg, la France propose l’AJ sur toutes les matières. Mais le tarif est trop faible. C’est l’un des plus bas d’Europe… L’enveloppe globale affectée aux avocats est de 225 millions euros. Si on voulait un vrai système, il faudrait arriver à 400 millions d’euros !
C’est justement ce que prévoit le gouvernement pour 2016…
Oui, mais il y a un grand mystère autour de ce budget. L’Europe a débloqué des fonds pour les migrants. La France a touché 463 millions, et ces fonds sont parvenus au ministère de l’Intérieur. Or, une partie de l’AJ étant consacrée à la défense des étrangers, la logique voudrait qu’une partie de ces fonds aille au ministère de la Justice…
Qu’attendez-vous finalement du gouvernement ?
Que l’État reprenne en main son service public. Le service de la justice est l’une des missions régaliennes de l’État avec la défense et la sécurité. Les avocats veulent mettre fin à ce système diabolique selon lequel l’État leur demande de trouver l’argent pour financer le système. Il est malsain d’associer les avocats à tout cela. Il ne nous appartient pas de nous occuper du financement des missions régaliennes de l’État ! Et qu’est-ce qui reste d’une République qui ne finance plus une de ses missions régaliennes ?
Côté ministère, on met en avant le fait que de nombreuses mesures sont mises en place : élargissement du champ du contentieux couvert par l’aide, suppression du timbre de 35 euros, réévaluation du plafond de ressources à 1 000 euros… En clair, on nous dit que les avocats auront plus de missions d’AJ puisque le plafond des ressources des justiciables éligibles à l’AJ a été augmenté. Ça fait un peu penser à Uber qui dit à ses chauffeurs que la baisse des tarifs va leur procurer plus de courses…
À l’heure actuelle, la réalité est : « travailler plus pour gagner moins ». La justice n’est pas une chaîne de production. On ne peut pas traiter les dossiers de manière superficielle et à la va-vite. Et le risque est que le justiciable en pâtisse, ce que nous ne voulons pas !
Pensez-vous que du point de vue de l’image, les avocats sortiront gagnants de ce combat ?
Jusqu’à présent, les avocats étaient tellement excédés que peu leur importait l’image qu’ils donnaient. Sur le long terme, je pense que la seule question est : est-ce qu’on veut défendre le service public de la justice ? Lâcher les CRS sur les avocats qui demandent une revalorisation du budget, au-delà du symbole profondément choquant de cet événement, porte le message de démission de la justice. Elle a démissionné en renonçant aux budgets qui lui sont dus et qui sont revenus à Bercy. Et il n’y a pas que l’AJ qui pâtisse de cette démission : il y a l’absence de financement des détenus au moment de leur libération, la rupture régulière du papier dans les greffes, la pénurie d’enveloppes pour lancer les convocations à l’audience, les palais de justice qui économisent le chauffage… Aujourd’hui, on gère ça comme une grande épicerie : pour diminuer les budgets, on allège tous les rayons. Il faut dire que madame Taubira hérite d’une situation qui perdure depuis longtemps…
Quelle serait, selon vous, la réforme idéale ?
Revoir le mécanisme budgétaire. Il faut que la République assume le système mis en place par le législateur. Il nous faut une défense qui soit digne de notre position économique en Europe. Si on est à la quatrième place, on doit avoir le quatrième budget. Il faut donc doubler le budget de la Justice. Et cela ne relève pas des avocats.
PAR LAURENCE NEUER