Comment chiffrer le préjudice moral ?

La justice doit décider mardi 10 février des dommages et intérêts à verser aux familles de deux enfants échangés à la naissance.

Ces dernières ont réclamé pas moins de douze millions d’euros aux prévenus en guise de réparation morale.

Ces dernières années, les demandes d’indemnisation au titre du préjudice moral se multiplient et les montants réclamés augmentent.

C’est une histoire invraisemblable que la justice doit trancher mardi 10 février. Le 4 juillet 1994, Sophie Serrano accouchait d’une petite Manon. Atteinte d’une jaunisse, l’enfant est placée aussitôt dans la même couveuse qu’une autre fillette.

Après quatre jours sous les lampes UV, les deux nourrissons sont intervertis par mégarde et remis à leurs faux parents par une auxiliaire de puériculture (fortement alcoolisée ce jour-là). Il faut attendre une dizaine d’années plus tard pour que les parents découvrent la vérité, test ADN à l’appui.

UNE SOMME DÉMESURÉE POUR L’EXEMPLE

Saisie de l’affaire, le tribunal de grande instance de Grasse dira le 10 février s’il accède aux demandes des deux familles et leur accorde les douze millions d’euros de dommages et intérêts réclamés à la clinique et aux membres du personnel impliqués.

Un montant que l’avocat de la famille Serrano, Me Gilbert Collard, sait démesuré mais qu’importe : « Le tribunal doit prononcer une sanction civile sévère, qu’elle soit exemplaire, que les compagnies d’assurance aient peur, que les maternités aient peur » argument l’avocat pour qui un tel montant confère à la peine valeur pédagogique.

La décision rendue le 10 février sera auscultée de près dans les rangs de la magistrature. Si personne ne doute de la réalité de la douleur des deux familles, le niveau de la somme réclamée fait débat, tant elle dépasse celles allouées jusqu’à présent dans les affaires de drame familial. Et notamment pour des faits plus douloureux encore, comme la perte d’un enfant par exemple, dont l’indemnisation ne dépasse jamais quelques dizaines de milliers d’euros.

DEMANDES D’INDEMNISATION ONÉREUSES

La justice française fait face à une évolution de fond ces dernières années. Les demandes d’indemnisations déposées au titre du préjudice moral atteignent, pour certaines, des montants inédits.

On se souvient par exemple du million d’euros réclamés par Florence Woerth, l’épouse du ministre du budget, après son licenciement de la société Clymène après qu’a éclaté l’affaire Bettencourt.

On a aussi en mémoire les trois millions d’euros exigés par les trois salariés de Renault soupçonnés un temps d’espionnage industriel avant d’être blanchis. En témoignent enfin et surtout les 45 millions d’euros alloués à Bernard Tapie au titre du préjudice moral dans le cadre du litige l’opposant au Crédit Lyonnais.

DÉCLINAISONS DIVERSES

Les montants en jeu ne sont pas les seuls à interpeller. La nature des demandes surprend parfois aussi. Ainsi, les juges ont par exemple reconnu un « préjudice d’affection » à cinq fans de Michael Jackson, meurtris par la mort précoce de leur idole.

Ils ont encore reconnu un « préjudice d’attente » à des parents ayant dû patienter de longues heures avant de savoir si leur enfant était décédé lors d’un accident de la route. La Cour de cassation a récemment reconnu un « préjudice d’anxiété » à des travailleurs angoissés à l’idée de déclarer une maladie, notamment des employés exposés à l’amiante. « Le préjudice moral peut se décliner à l’infini », confirme Me Emmanuel Ludot, l’un des avocats spécialistes de ce type de contentieux.

Cette judiciarisation, très ancrée dans les pays anglo-saxons, est nouvelle sous nos latitudes. « L’idée même du préjudice moral, c’est-à-dire le fait de demander indemnisation pécuniaire du fait d’une souffrance, n’a pas toujours été de soi chez nous », assure Didier Rebut, professeur de droit à l’université Paris 2. Il y avait une sorte de gêne associée à cela. Les temps changent et la culture juridique anglo-saxonne gagne petit à petit du terrain chez nous. »

IMPOSSIBLE OBJECTIVITÉ

Les magistrats accompagneront-ils ce mouvement ? Sur le papier, on ne peut l’exclure. En effet, autant les juges peuvent se fonder sur des méthodes de calcul relativement objectives pour réparer un déficit fonctionnel (coûts médicaux, pertes de revenus découlant d’une incapacité physique, etc), autant le préjudice moral est impossible à quantifier et à objectiver.

Ils sont donc totalement libres dans le choix de l’indemnisation prononcée. Voilà pour le principe. « Dans les faits, nous nous reportons aux décisions de nos collègues pour voir ce qui a été accordé dans des dossiers semblables », explique l’un de ces juges.

Didier Rebut parie, lui, sur une tendance à la hausse des dommages et intérêts, notamment du fait de la présence quasiment automatique des assurances dans les procédures judiciaires engagées.

ENTRE RÉPARATION ET RECONSTRUCTION

L’inflation des demandes d’indemnités ne s’explique pas par le simple appât du gain mais cette tendance fait aussi écho à une souffrance elle aussi incommensurable. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la déclaration de Sophie Serrano : « Le préjudice que nous avons subi restera incalculable » avait-elle lancé au sortir de l’audience devant le tribunal de Grasse le 2 décembre dernier.

Mais certains spécialistes doutent des vertus réparatrices de telles sommes d’argent, à l’instar du psychologue Pascal Neveu. « La reconstruction psychique n’a absolument rien à voir avec le versement d’une indemnité, aussi colossale soit-elle », met en garde le praticien.

 

MARIE BOËTON

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