En novembre 2017, la garde des Sceaux Nicole Belloubet a dévoilé l’existence du dispositif de déradicalisation RIVE, testé depuis plusieurs mois. Au lendemain des annonces du Premier ministre contre la radicalisation islamiste, retour sur ce processus unique, avec sa directrice Samantha Enderlin.
La rédaction : Comment est né ce projet et pourquoi a-t-il été tenu secret jusqu’à ce que la garde des Sceaux décide, à la surprise générale en novembre dernier, d’en parler ?
Samantha Enderlin : Ce projet est né à la suite d’une disposition introduite dans la loi du 3 juin 2016 qui a créé une nouvelle obligation de prise en charge sociale, sanitaire, psychologique, professionnelle de nature à favoriser l’insertion sociale d’un certain public. Il s’agit d’une mesure de probation qui est applicable dans un cadre présentenciel, sentenciel (sursis avec mise à l’épreuve) et postsentenciel (toute mesure d’aménagement des peines). Cette mesure tend à renforcer les modalités de prise en charge des personnes poursuivies ou condamnées pour infractions terroristes, ou pour infractions de droit commun et évaluées par l’administration pénitentiaire comme étant en lien avec la violence extrémiste. Ce dispositif concerne exclusivement le milieu ouvert et s’exerce en complément du suivi par les services pénitentiaires insertion et probation (SPIP).
Pourquoi il a été tenu secret ? Pas vraiment, puisqu’il y a eu une annonce du ministre de la justice de l’époque, Jean-Jacques Urvoas. Le marché public a été… public. Le gouvernement et nous-mêmes avons effectivement très peu communiqué sur RIVE car nous voulions mettre en place ce service et élaborer ses modalités d’intervention sereinement. La prise en charge des personnes en lien avec la violence extrémiste est un sujet très sensible et certaines initiatives ont été parfois très critiquées après avoir été portées aux nues et ça a eu un impact sur les interventions ou pire, sur la manière dont les personnes adhéraient au dispositif. Nous avons été préservés et tenons à remercier les autorités publiques pour cela.
Les préconisations du réseau Radicalisation Awareness Network (RAN) vont dans le sens de la discrétion, par souci de sécurité à l’égard des personnes prises en charge et à l’égard des personnels.
La rédaction : Quand ce programme a-t-il débuté ?
Samantha Enderlin : Nous avons eu notification de la décision du marché public en octobre 2016 et on nous a demandé de commencer au plus tôt, c’est-à-dire en décembre 2016. Ce qui est très rapide : il a fallu trouver des locaux, du personnel expérimenté en matière de terrorisme et connaissant le système pénal. C’était un projet original et ambitieux. Nous avons accueilli nos premiers publics fin décembre 2016.
La rédaction : Quel est l’objectif de RIVE ?
Samantha Enderlin : L’objectif, c’est le désengagement de la violence extrémiste et la réinsertion sociale. Le « désengagement » vise à ce que la personne accompagnée n’ait plus d’intérêt que ce soit intellectuel ou matériel pour le groupe extrémiste. Nous n’imposons pas de trajectoire de vie, pas plus que des croyances. Nous aidons ces personnes à trouver un mode de vie prosocial, une vie qui soit positive pour elle-même et pour la société afin qu’elles se réalisent pleinement. Mais pour cela, il faut préalablement se désengager de la violence extrémiste et travailler à la réinsertion sociale de la personne.
La rédaction : Comment sont choisies les personnes orientées ?
Samantha Enderlin : On ne les choisit pas du tout ! Elles sont orientées vers nous par décision judiciaire. C’est une obligation liée au contrôle judiciaire, au sursis avec mise à l’épreuve et à toutes les mesures d’aménagement des peines.
La rédaction : Oui mais vous ne recevez pas toutes les personnes condamnées en lien avec la violence extrémiste, si ?
Samantha Enderlin : Non, effectivement ! Ce sont les magistrats et les SPIP qui décident. Nous ne pouvons refuser personne. Ce qui nous paraît important, c’est de progressivement gagner la confiance puis l’adhésion des personnes. Cela nécessite un accompagnement relativement long, qui dure en principe au moins un an. Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la tâche car nous devons, au maximum, nous assurer que la personne n’est plus du tout attirée par certaines pensées et idéologies. Il faut que la personne s’ouvre, ait confiance, pour qu’ensuite l’on travaille vraiment en profondeur sur les mécanismes de désengagement de la violence extrémiste.
La rédaction : Il y a aussi bien des personnes poursuivies que condamnées. Avez-vous quelques chiffres à nous donner ?
Samantha Enderlin : Aujourd’hui, nous avons neuf personnes en présentenciel et cinq en postsentenciel. Sept hommes et sept femmes. Nous n’accompagnons pas de mineurs.
La rédaction : Vous faites quoi, concrètement ?
Samantha Enderlin : Il ne s’agit pas de programme, mais de modalités d’intervention structurées. On reçoit la décision d’orientation par le SPIP, via la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) ou par les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) concernant les jeunes majeurs. Les décisions d’orientation peuvent aussi nous parvenir directement si un juge prononce l’obligation d’office. Nous en informons aussitôt la DAP et le SPIP compétent. Ensuite, on a sept jours pour organiser un entretien avec la personne. Pendant le premier mois, la personne rencontre ses trois référents : référent social – qui sera celui qu’elle verra le plus souvent (approche de type mentorat) –, le référent cultuel et la psychologue. Nous recourons également à un psychiatre (vacataire contrairement aux autres membres salariés de l’équipe) chargé de l’évaluation de la personne et de mener des entretiens familiaux. À l’issue du premier mois, nous sommes capables d’identifier quels sont les besoins prioritaires de la personne et nous y répondons. En effet, il est important que la personne comprenne que nous serons pour elle des personnes ressources qui l’aideront à résoudre ses difficultés.
À ce stade, nous pouvons déjà estimer avec quels membres de l’équipe elle accroche le plus. Nous évaluons ses risques (modèle RBR [risque, des besoins et de la réceptivité]), ses potentialités (modèle GLM [modèle linéaire généralisé] notamment, entretien motivationnel), sa disponibilité (en fonction de son travail, sa famille, ses obligations judiciaires). Nous réalisons ainsi un tour d’horizon le plus complet possible de la personne accompagnée.
Ensuite, c’est une période de deux autres mois qui s’ouvre. Nous rendons un premier rapport trimestriel au SPIP qui est un point d’étape sur l’accompagnement réalisé et les perspectives pour le trimestre suivant (nous avons l’obligation de rédiger ensuite un tel rapport tous les trois mois). Le SPIP, lui, continue de voir la personne tous les mois au moins et reste le maître d’œuvre de la mesure judiciaire. D’ailleurs, nous avons également une réunion mensuelle avec les SPIP pour faire le point et échanger sur les différentes situations que nous partageons. Ces moments sont très riches et importants. Nous pouvons aussi nous réunir plus souvent, en cas de difficulté particulière lors d’un suivi (découragement, période tendue pour la personne, trouble psychiatrique, etc.). Et ainsi de suite.
Le plan d’accompagnement est donc revu au moins chaque mois. Un des maîtres-mots du dispositif RIVE, c’est l’hyperindividualisation et donc l’évolutivité de la prise en charge.
La rédaction : Comment faites-vous lorsque la personne est détenue ?
Samantha Enderlin : Le SPIP nous fait parvenir une fiche navette d’orientation relative à la personne pour laquelle il envisage une orientation. Nous allons la voir en prison car il est indispensable que la personne sache que RIVE est un dispositif intensif, hebdomadaire, pluridisciplinaire. Cela nous permet aussi d’avoir une première impression de la personne que nous aurons à suivre. À l’issue, nous rédigeons une note relative au projet d’orientation à l’attention du SPIP qui nous a saisis.
La rédaction : Comment on désengage quelqu’un ? Comment savez-vous qu’au bout d’un an, la personne que vous avez prise en charge est désengagée ?
Samantha Enderlin : Il faut commencer par comprendre pourquoi une personne a eu envie de rejoindre un groupe extrémiste violent ou d’adhérer à une doctrine extrémiste violente. Les causes dépendent de la trajectoire de chacun. La réponse à votre question va dépendre de la situation individuelle. Certaines personnes ont présenté un très fort besoin de reconnaissance, ou d’appartenance à un groupe, qui s’est traduit malheureusement par l’adhésion à un groupe extrémiste violent. Ça peut être aussi la révolte politique qui a amené ces personnes où elles en sont. Il va alors falloir travailler sur une représentation plus apaisée des institutions françaises, par exemple. On ne va jamais faire de contre-discours mais on veut amener la personne à s’interroger sur ses propres représentations. On n’assène rien, on crée les conditions pour qu’elle fasse elle-même le chemin. S’il faut lui faire rencontrer, par exemple, un professeur en sciences politiques, en géopolitique, se rendre à une exposition, travailler sur une vidéo, etc., nous le faisons.
La rédaction : Le programme RIVE est imposé par un magistrat. Les personnes concernées ont-elles, pour le moment, toutes adhéré au programme ?
Samantha Enderlin : Certaines sont arrivées de manière très positive. Nous savons que c’est après que les choses peuvent se compliquer ! Idéaliser une sortie, ce n’est jamais bon. Certaines personnes, sous contrôle judiciaire (CJ) depuis un moment, nous demandent pourquoi nous intervenons « si tardivement » : nous devons leur expliquer que nous existons depuis un an seulement, et que les personnes sont progressivement orientées vers nous par les magistrats.
D’autres personnes estiment que le temps qui a passé, avant notre intervention, a permis de régler leurs problèmes. Pas simple, au début, de leur expliquer que notre travail est de nous assurer qu’ils ne vont pas basculer, à nouveau, dans l’extrémisme violent ou tout simplement dans la délinquance. Les personnes en présentenciel peuvent aussi craindre de libérer leur parole en raison des poursuites en cours. Nous devons alors leur expliquer que nous ne sommes pas là pour les piéger mais pour les faire avancer.
La rédaction : Oui, mais ça, vous ne pouvez pas le savoir, le prévoir… ?
Samantha Enderlin : On ne sait pas, effectivement. Mais le temps nous permet de travailler le lien de confiance, essentiel. Ce lien, grâce à l’approche de type mentorat, s’exprime également par l’empathie et le non-jugement. Sur ce point, nous avons eu des retours positifs de nos partenaires – CPIP ou magistrats – qui nous ont déclaré que c’est notamment ce que ces personnes avaient apprécié dans le travail de l’équipe RIVE au début de leur prise en charge.
La rédaction : Quid de l’entourage de ces personnes ?
Samantha Enderlin : Nous travaillons actuellement sur le sujet. Nous modélisons nos pratiques (sociales, cultuelles, psychologiques, etc.) et notamment notre relation avec les familles. Les personnes que nous suivons sont toutes majeures mais souvent, en sortie de détention, elles continuent d’habiter chez leurs parents ou leurs proches. On constate un degré élevé de non-dit, de tabous au sein de la famille sur le phénomène de la radicalisation violente, sur les tentatives de départ, sur les actes commis. Cela reste compliqué d’en parler, car la famille a peut-être elle aussi subi un préjudice direct à travers l’interpellation de leur enfant, leur garde à vue ou une perquisition chez eux… Pour que cette personne se réinsère au mieux, un apaisement de ses relations familiales est nécessaire. Toutefois, si sa solution d’hébergement ne paraît pas opportune, nous en chercherons une autre avec elle.
Nous avons également mis en place un entretien familial, dirigé par un thérapeute spécialisé, avec les parents, la fratrie, la personne (qui donne préalablement son autorisation) et un autre membre de l’équipe RIVE. Là, il sera question de l’acte commis, de ce que la famille a compris, vécu et ressenti. Nous demandons également à nous rendre au domicile pour mieux appréhender les conditions de vie de la personne.
La rédaction : Que se passe-t-il au bout d’un an ?
Samantha Enderlin : Tout va dépendre du temps de la mesure judiciaire. S’il est question de dix-huit ou vingt-quatre mois avec sursis avec mise à l’épreuve (SME), nous suivrons ces personnes pendant cette durée, sauf s’il y a une levée de l’obligation. Nous anticipons la sortie en recherchant des relais de droit commun dans l’entourage territorial de la personne, dont nous favorisons l’autonomie. Notre démarche de type mentorat n’est pas anodine. Elle amène la personne à se responsabiliser et se réapproprier son territoire de vie et à ce qu’elle puisse, par exemple, solliciter d’elle-même les services de droit commun tels que la CAF, le CCAS, etc. Nous allons également identifier les points sur lesquels il faut éventuellement encore travailler, les soutiens et les soins dont elle a besoin, les activités dans lesquelles nous pourrions l’ancrer… En bref, il s’agit de préparer la fin de l’accompagnement.
La rédaction : Est-ce que le dispositif RIVE va s’étendre au-delà de l’Île-de-France ?
Samantha Enderlin : Des dispositifs approchant de RIVE, à savoir une prise en charge pluridisciplinaire, intensive, en milieu ouvert, et en collaboration avec les SPIP, vont être créés dans trois villes (mesure 58 du nouveau plan de lutte contre la radicalisation, 23 févr. 2018).
La rédaction : Certains programmes de déradicalisation ont été vivement critiqués. Qu’est-ce qui va réussir cette fois ? C’est quoi la réussite de RIVE selon vous ? Je vous repose la question, pardon…
Samantha Enderlin : La réussite est que la personne parvienne à être actrice de sa propre vie devenue prosociale.
Il n’existe pas d’indicateurs scientifiquement reconnus, à ma connaissance, qui permettraient d’évaluer le désengagement de la violence extrémiste. On peut considérer comme un élément positif le fait qu’une personne comprenne le processus dans lequel elle a été, qu’elle ne rejette plus les institutions publiques, qu’elle nous alerte d’elle-même d’éventuels contacts avec la sphère djihadiste, qu’elle émette des doutes à propos de croyances qu’elle pensait intangibles, qu’elle renoue avec des personnes positives pour elle, qu’elle retrouve goût à certaines activités qu’elle avait abandonnées, lorsque la parole circule à nouveau dans la famille, lorsqu’elle se reconnaît dans l’emploi qu’elle a trouvé… Ce sont des signes encourageants.
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