Onze prisonniers de Fleury-Mérogis ont pu sortir le temps d’une représentation en plein Paris, devant des professionnels, du public, mais aussi Christiane Taubira.
Ils sont dehors. Onze détenus de Fleury, 20 ans et des poussières, sur la terrasse du théâtre de l’Odéon. Ils sont dehors, et des cris s’échappent lorsqu’ils découvrent le ciel dégagé, la vue sur les toits, l’air «qui caresse le visage, ce n’est pas le même air qu’on a en promenade, c’est un air qui étouffe, celui-là !» Walid (1) fait mine qu’une main invisible s’approche de lui. «Quelle douceur !» Les garçons hèlent un groupe de jeunes filles en foulard sur le parterre du théâtre. Des passantes. Elles rient avec ces acteurs inconnus qui les encouragent à monter. Impossible, l’entrée est réservée aux professionnels ! Pas de surveillants ici, encore moins de «pinces», mais cinq conseillères pénitentiaires d’insertion et de probation, qui entourent la sortie. Ils sont dehors, donc, dans ce haut lieu de la culture qui n’était, il y a peu, qu’«une station de métro sur la ligne 4» pour la plupart. Aucun ne risquerait le moindre geste qui mettrait en péril cette sortie. Car que fait-on dans un théâtre, lorsqu’on y a pénétré par l’entrée des artistes ? Eh bien, on y joue !
Le fait est d’exception. Dans toutes les prisons de France, des détenus participent à des ateliers théâtre, qui aboutissent à un spectacle devant les codétenus et le personnel pénitentiaire. Dans toutes les prisons de France, quelques artistes présentent leur show, et c’est à chaque fois un événement. Or, ce 21 mars, c’est devant leurs proches – mais aussi, pour moitié, un public inconnu qui a payé sa place – que les détenus vont jouer. Restera ensuite une bonne heure et demie aux comédiens pour recevoir leurs familles lors d’un pique-nique dînatoire, sous les ors du théâtre.
Damien a «hâte d’être sur scène». Hâte de rencontrer sa fille de 3 ans ailleurs qu’au parloir. Il s’est «même tapé le petit luxe» de dire à sa compagne de lui apporter «des habits de scène», soit un magnifique costume crème. Chacun scrute la liste des invités. Iliès, silhouette menue et sourire amusé, est fataliste. Il est belge. Comment sa mère pourrait-elle faire le trajet ? «Dommage ! Je suis assez fier de ce qu’on a fait.» Toufik est le seul à avoir choisi de ne pas prévenir sa mère, «de peur qu’elle pleure».
«Page blanche»
Blondeur irréelle, cheveux lissés, faux airs d’Arielle Dombasle, Sylvie Nordheim est morte de trac. C’est elle l’instigatrice de cette aventure et animatrice de l’atelier «Fleury en scène». Elle qui a écrit à l’Odéon – «Je voulais un beau théâtre» –, imprimé les livrets, déniché les subventions, frappé à toutes les portes. En 2010, elle commence des ateliers d’écriture. «Comme la plupart des détenus ont des problèmes à l’écrit, je les faisais improviser. C’était plus simple de ne pas affronter la page blanche.» Les séances mutent en atelier théâtre, où s’invente une œuvre collective, cette année intitulée All in Hall. Avec la particularité que l’identité du groupe varie constamment au gré des libérations et transferts. «J’ai des nouveaux, arrivés il y a quinze jours.» Cinq des «comédiens» n’ont pas obtenu la permission de sortie. Les onze autres ont en commun d’avoir été jugés «fiables» par le juge d’application des peines.
Ils découvrent la scène. Instant de déception. «C’est là qu’on va jouer ? Elle est beaucoup trop petite !» Ils feuillettent les livrets : «On les a mal en mains !»«Vous avez prévu des coussins pour moi, Sylvie ? J’ai un derrière fragile.»«On a trop chaud, on peut ouvrir la fenêtre ?» Bref, regard sur l’extérieur où la rue semble happer. Où l’on comprend que les détenus ne sont pas des anges, et qu’à cause du trac, tout est bon pour différer les répétitions. Jérémy ne perd pas son sens critique. Il s’est «greffé tardivement au truc» et craint «les clichés». Walid ne veut plus jouer Madame Gonzales, personnage qui, en plus, l’oblige à porter des bigoudis. «C’est une grande première de jouer une femme devant ma famille. Si mon épouse me quitte, tu vas avoir des nouvelles de moi très rapidement !»
Sylvie Nordheim ne se démonte pas. Ils la tutoient, elle les vouvoie. «Walid, vous êtes extraordinaire en Mme Gonzales. Votre femme, je lui parlerai. Il faut aller jusqu’au bout de ce travail.» Comme par magie, dès que les répétitions commencent, les fesses ne font plus mal, il ne fait plus trop chaud, et Walid prend du plaisir à adopter la voix suraiguë de la gardienne qu’il interprète. En une heure, les progrès sont tangibles. Ils s’écoutent entre eux et articulent. Toufik stabilote son texte : «Je viens d’arriver au stage. Je veux juste leur montrer qu’ils ont eu raison de me faire confiance.»
Brouhaha
Une réflexion passe de bouche en bouche : l’atelier théâtre crée une complicité, des amitiés improbables, mais aussi apprend à se tenir, à se poser, «à ne pas être un zombie, quoi, et c’est utile pour candidater à une embauche».Damien se souvient de la première fois où il a été «convoqué» pour participer à l’atelier : «Ils n’ont pas trop insisté pour savoir si on était bon en lecture et écriture. Je leur ai dit que, s’ils me prenaient, ils ne le regretteraient jamais. Franchement, je suis très content. Je vais continuer le théâtre dehors. L’atelier, ça permet de parler de ce qui se passe dans la réalité et qu’on ne peut pas dire. Par exemple, en prison, il y a des rackettages. On en parle plus facilement entre nous.»
Derniers conseils : «Quand les spectateurs entrent, vous faites la gueule ! C’est un truc de top model. Le regard très supérieur à cette marée humaine.»«Mais on n’est pas des tops, Sylvie ! Faut pas qu’on fasse peur aux premiers rangs.» Un brouhaha monte sur la scène. Les regards se font anxieux, attentifs à chaque nouvelle silhouette qui s’installe. Sylvie Nordheim promet la présence de «professionnels». Jérémy, à qui on ne la fait pas : «Arrête de nous enfler. On sait très bien que demain, on se réveillera au côté de notre codétenu.»
Elle n’a pourtant pas tort. Il y a bien sûr dans la salle Luc Bondy, qui dirige l’Odéon-Théâtre de l’Europe, mais également Bernard Menez. Il y a les familles, aussi, et il est impossible de rester de marbre, comme le recommande la metteure en scène. Walid a gagné son pari : sa famille rit franchement. Marwane est sérieux, tout en retenue. Lors des saluts, le public est enthousiaste. Soudainement, l’intensité du regard des comédiens invite toutes les têtes à se retourner. Christiane Taubira ! La garde des Sceaux a assisté sans s’annoncer à la représentation. On ne sait comment, mais les détenus fendent la foule, déboulent dans le foyer du théâtre, la rattrape. «On ne vous voit qu’à la télé, vous êtes notre idole.» Ils l’entourent, ont trop à lui raconter. Elle donne sa parole de s’entretenir avec eux à Fleury sous un mois. Sylvie Nordheim : «C’est Taubira qui rend possible ce type d’initiatives pour réinsertion, et les détenus ne s’y trompent pas.»
Échographie
Dans l’intimité des corbeilles de la grande salle, une jeune femme et son amoureux ont toute l’obscurité pour eux. Ailleurs, la petite de 3 ans, regard pénétrant, ne décolle pas de son père. Sur la terrasse, une jeune femme montre l’échographie de sa grossesse. C’est un garçon. Lorsqu’elle évoque le spectacle, elle est la seule à «regretter un peu sa thématique « cité »» : «J’aurais aimé qu’on leur fasse découvrir des choses qu’ils ne connaissent pas déjà, qu’il les sorte de leur monde.» A l’inverse, Lilian pense que le public a été «plus à l’écoute que si ça avait été un truc style Molière». Les détenus offrent bonbons, parts de pizza, jus de fruits. Et Iliès s’est départi de son air ironique. Il n’en revient pas : sa famille lui a fait la surprise de venir de Belgique. Les comédiens ne le savent pas encore, mais l’année prochaine, le spectacle aura lieu dans la grande salle.
(1) Les prénoms ont été modifiés à la demande de l’administration pénitentiaire.