Didier Fassin : «Pour certains, la prison n’est qu’un lieu vide d’activité et vide de sens»

Le sociologue Didier Fassin a passé de longs mois, entre 2009 et 2013, dans une maison d’arrêt de la région parisienne. Il en tire un livre passionnant qui refuse de voir la prison comme «un monde à part».

«La vie au dedans est traversée par la vie du dehors. La prison n’est pas séparée du monde social : elle en est l’inquiétante ombre portée»,écrit Didier Fassin dans le prologue de son nouvel ouvrage L’ombre du monde, paru le mois dernier (1). L’anthropologue, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton, a multiplié les séjours dans une maison d’arrêt de la région parisienne pendant quatre ans. Présent, bloc-notes en main, auprès des surveillants et des détenus, il a parfois réussi à se faire oublier. Son enquête alterne le récit de scènes quotidiennes drôles ou sidérantes, et le décryptage des discriminations judiciaires ou de la tentation sécuritaire du monde carcéral.

En 2011, Didier Fassin avait publié une enquête sur une équipe de policiers de la BAC, qui dressait le constat saisissant d’une police en «guerre» contre les jeunes des quartiers, parfois ouvertement raciste (2). Cette fois, dans son portrait de «l’institution prison», le sociologue parvient à montrer l’humanité – touchante ou désespérée – du lieu et de ses habitants, tout en disséquant la violence institutionnelle. Le regard de Didier Fassin est juste car il n’est jamais en surplomb. On aurait presque envie de parler d’affection pour les hommes qui constituent son objet de recherche, on dira plutôt que l’ethnologue a une profonde compréhension des destins qui se jouent là, dans cet endroit sur lequel on ne voudrait pas avoir à se retourner, mais qui nous suit pourtant comme notre ombre.

Votre livre porte un regard très respectueux, parfois même admiratif, sur le travail des surveillants. Pourquoi sont-ils si différents des policiers que vous avez étudiés dans votre précédent ouvrage sur les forces de l’ordre ?

Tout travail ethnographique suppose de respecter celles et ceux que l’on étudie. Je pense avoir été respectueux des policiers comme je le suis des surveillants. Cependant, force est de constater une certaine injustice dans le fait que les premiers bénéficient d’une image favorable alors même que l’institution policière perpétue des pratiques problématiques au regard de la démocratie, tandis que les seconds souffrent d’une représentation négative qui reflète avant tout la situation dont ils héritent, à la fois en termes de surpopulation carcérale et de conditions matérielles. Le parallèle entre les deux métiers se justifie du reste d’autant plus que leurs membres ont le même profil sociologique, sont originaires des mêmes régions, ont souvent passé les mêmes concours, sont confrontés aux mêmes individus et se comparent volontiers entre eux.

Il y a cependant deux éléments qui expliquent leurs différences de comportement à l’égard de leur «public». D’abord, les policiers, qui n’ont que de brèves interactions avec les individus qu’ils contrôlent ou interpellent, ne les identifient qu’en fonction de leur apparence, de leur origine, du lieu où ils habitent et du délit qu’ils sont censés avoir commis, quand les surveillants passent leurs journées avec ceux qu’ils gardent, ce qui les amène à les connaître un peu plus personnellement, donc à les différencier et à différencier leur conduite à leur égard. Ensuite, les policiers, compte tenu de la brièveté de ces interactions, n’ont guère à craindre de ceux qu’ils harcèlent ou arrêtent, alors que les surveillants, qui vivent au quotidien avec les détenus, voient ces derniers comme de potentielles menaces s’ils les provoquent. Cela étant, il ne faut pas généraliser : certains policiers font preuve de discernement et certains surveillants se montrent agressifs et même pervers.

Malgré l’effort des surveillants et de la direction pour normaliser leur prison (en instaurant un «quartier arrivant» pour éviter le choc carcéral, en ouvrant les commissions de discipline aux avocats…), ce qui frappe, c’est que l’institution, elle, perpétue la violence, l’assujettissement. Pourquoi ?

Il y a quelque chose d’irréductible dans le fait d’être emprisonné, qui signifie bien plus que d’être privé de liberté. C’est ce qu’on peut appeler la condition carcérale, que Michel Foucault perd un peu de vue à la fin de Surveiller et punir, lorsqu’il décrit l’archipel carcéral, à savoir l’extension des formes de surveillance et de discipline à toute la société. Plus que l’illusion du panoptique, ce sont les vingt-deux heures par jour en cellule qui font la réalité de la maison d’arrêt.

Mais s’il y a bien une continuité entre le monde social et le monde pénitentiaire, c’est la croissante obsession sécuritaire. Elle conduit à une multiplication des vérifications, des contraintes, des punitions, des humiliations. Toute demande, même une simple douche, n’est accordée que comme un privilège. Toute protestation, même au regard de la violation d’un droit, est assimilée à une rébellion. Toute suspicion conduit à une fouille. Et c’est bien de cela dont souffrent le plus les personnes incarcérées. Or, la bonne volonté d’un directeur, la cordialité d’un surveillant, le dévouement d’une conseillère d’insertion et de probation ont peu d’effet sur cette réalité.

Vous analysez aussi la violence en prison à travers un prisme rarement utilisé par les chercheurs français : le genre. Vous parlez de la virilité du monde carcéral…

La prison est un monde essentiellement masculin, non seulement par la proportion d’hommes parmi les détenus et parmi les surveillants, mais aussi par l’investissement dans la virilité à travers la culture du corps bodybuildé, la prééminence de la force physique, le rejet ostentatoire de l’homosexualité, les brutalités à l’encontre des auteurs de crimes sexuels. Or, l’institution accentue encore les tensions autour de cette dimension de la vie des détenus par la pratique de petites humiliations, la multiplication des fouilles intégrales, la privation des relations sexuelles. Beaucoup de la violence carcérale se joue autour de cette question.

Finalement, vous dressez un constat terrible : «L’ultime vérité de la condition carcérale réside en ceci que la prison est un lieu vide de sens et que ceux qui y sont enfermés font indéfiniment l’expérience de cette vacuité. La peine, au sens fort du mot, c’est cet apprentissage.» Pouvez-vous décrire cette vacuité ?

La plupart des personnes incarcérées dans les maisons d’arrêt sont des prévenus en attente d’un procès et des condamnés à des courtes peines. Compte tenu de la faiblesse de l’offre de travail (environ un poste pour six à sept détenus), de formation, d’enseignement et de sport, et donc des délais bien supérieurs à six mois pour accéder à ces diverses activités, les premiers ne sont pas prévenus comme prioritaires et les courtes peines n’ont pas le temps d’en bénéficier. Pour eux, le seul moment hors de la cellule, prévue pour une personne seule mais occupée par deux, voire trois détenus, ce sont les deux heures quotidiennes de promenade.

De plus, ni les uns ni les autres ne sont pris en charge par le service d’insertion et de probation qui concentre ses maigres ressources humaines sur l’aménagement de peine des condamnés à des emprisonnements plus longs. Dans l’établissement où j’ai conduit mon étude, sept détenus sur huit avaient une «sortie sèche», c’est-à-dire sans préparation ni transition. Pour tous ceux ainsi sanctionnés pour des faits mineurs, qui auraient relevé d’amendes il y a deux ou trois décennies, la prison n’est donc qu’un lieu vide d’activité et vide de sens d’où l’on sort désinséré et stigmatisé. Souvent les personnels pénitentiaires me disaient regretter que les magistrats ne connaissent pas cette réalité de la prison et continuent de prononcer des emprisonnements fermes au motif du choc supposé bénéfique de l’incarcération.

(1) «L’Ombre du monde», Seuil, 2015.

(2) «La force de l’ordre», Seuil, 2011, paru en collection Points essais en janvier 2015.

Sonya FAURE

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