A la prison de Fresnes ou en milieu fermé, la psychiatre Magali Bodon-Bruzel côtoie, depuis vingt ans, ceux que la société préfère voir comme des monstres. Par-delà les peurs, elle livre son regard.
Elle voulait être chef d’orchestre, a poussé la porte de la folie avec Lautréamont et Rimbaud, dont les Illuminations hallucinées ont embrasé son adolescence. Et elle a atterri de plain-pied au milieu de grands délirants qui découpent la tête de leur mère avant de l’enfourner, saupoudrée d’épices, au micro-ondes, quand ils ne descendent pas de la Lune. Chef d’un pôle regroupant le service de psychiatrie de la prison de Fresnes et une unité d’hospitalisation pour détenus à Villejuif (Val-de-Marne), Magali Bodon-Bruzel arpente depuis vingt ans les confins de la maladie mentale dans ce qu’elle peut avoir, parfois, de plus dérangeant.
Son monde est une partition de graves et d’aigus, de crimes et d’absurde, de cocasserie et de souffrance, puissamment dépeints dans un récit à quatre mains avec l’écrivain Régis Descott, L’Homme qui voulait cuire sa mère (Stock). « Des histoires de personnes, pas des cas cliniques », insiste-t-elle, avec un sourire. C’est tout son propos, déchirer les habits du monstre dans lesquels les confinent nos fantasmes et rapatrier ces décrocheurs dans leur véritable univers : « La société des hommes. Il y a les handicapés, les petits, les gros, les fous… Ce n’est pas eux, et nous. C’est un tout. »
On imaginait un expert psychiatre à la banalité assommante, aussi impénétrable que les murs de l’unité pour malades difficiles (UMD) de Villejuif, où Magali Bodon-Bruzel a officié il y a quelques années, papier buvard des angoisses les plus noires. Voici une tornade blonde, rieuse, qui déboule dans le salon au ton gris perle où des chats batifolent entre les vases en se mordillant la queue.
On est loin de l’atmosphère de l’UMD, un lieu à part, une forteresse médicalisée où échouent tous les malades dont plus personne ne veut, ni la taule ni la psychiatrie. Lits arrimés au sol carrelé. Tables scellées. Télé coffrée dans du Plexiglas. Dallages nets, angles cuirassés de plastique. Ni couteaux ni fourchettes. Et pour consignes, dans le pavillon des « entrants » : ne jamais tourner le dos aux patients et enlever les stylos de la poche en pénétrant dans la chambre.
C’est là que ce petit bout de femme a appris à manier les armes lourdes, à se battre contre le déni d’actes parfois impensables et contre la prison de la psychose, qui morcelle le corps et l’âme. Les traitements survolaient alors allègrement les doses recommandées, associant les molécules, jusqu’au recours ultime à la Clozapine, efficace mais si délicate à utiliser en raison de ses effets secondaires, morbides. « De jeunes schizophrènes noueux comme des branches mortes se transformaient en jeunes hommes affables et étoffés, j’espérais qu’ils se remplissaient aussi d’espoir et de paix. On voyait apparaître des affects, des sourires, parfois des remerciements. » Parfois rien. Ceux-là restaient plus longtemps.
Un regard bienveillant sur les malades mentaux
Aux désordres du corps, la jeune interne en médecine, qui a poursuivi en parallèle des études de lettres, a vite préféré les digressions de l’âme, choisissant de déchiffrer des néologismes et d’affronter des questions radicales. Son moteur, son obsession : comprendre, « aller voir », dépasser la peur. Et regarder d’un oeil bienveillant ces patients déambulant dans l’hôpital avec des lunettes de soleil et des écouteurs sur les oreilles, « pour ne plus entendre les voix ».
Entre Ben, qui parle de ses « enfoncements » et a « vu l’enfer », Oscar, qui, à 21 ans, a torpillé l’équilibre de sa famille sans histoires, torturé par les sombres « échos » des médias, et tant d’autres, elle a été servie : elle en a vu des patients que la société et les tribunaux étiquettent comme des « fous dangereux », à mettre en prison plutôt qu’à l’hôpital psychiatrique. La tendance forte, depuis des années, est en effet de « responsabiliser » ces patients auparavant tenus pour « irresponsables », pénalement parlant. D’où l’afflux de malades mentaux en prison, « où les soins sont évidemment moins adaptés qu’à l’hôpital, sans parler de la prise en charge à la sortie ». Pris dans ces injonctions sociétales, l’expert psychiatre « doit se contenter d’un travail clinique, mettre en lien le trouble et les faits, ne jamais dire s’il est bien ou non que la personne soit condamnée », précise-t-elle, d’une voix murmurée.
Magali Bodon-Bruzel avoue que, plus jeune, elle fuyait à toutes jambes devant un film « gore ». Même maintenant, pas moyen de se planter, le soir, devant Psychose, le chef-d’oeuvre d’Hitchcock -on la comprend. Comment fait-elle pour « tenir » ? Elle sourit, surprise de la question. « Ne croyez pas que mon quotidien, c’est d’écouter huit heures par jour quelqu’un me dire qu’il a cuit la tête de sa mère ! » Elle aime son métier comme les pompiers ou les réanimateurs, ne connaît que le travail en équipe, « sans laquelle je ne suis rien », écoute du jazz. Et court, quand elle peut. Le marathon.