“En prison, rassembler les extrémistes aggrave le problème”, Sarah Dindo, de l’OIP

Faut-il rassembler et isoler les détenus musulmans les plus radicaux ? C’est l’une des annonces de Manuel Valls en réaction immédiate aux attentats. Une erreur, pour Sarah Dindo, de l’Observatoire international des prisons (OIP).

Mardi 13 janvier 2015, seulement quatre jours après les actes terroristes qui ont endeuillé la France, le Premier ministre Manuel Valls annonçait devant l’Assemblée nationale les premières « mesures exceptionnelles » destinées à renforcer la lutte contre le terrorisme. Et notamment dans les prisons, depuis longtemps identifiées comme un lieu de radicalisation religieuse.

C’est à Fleury-Mérogis qu’Amedy Coulibaly a basculé dans l’islam radical, après avoir fait la rencontre de l’islamiste Djamel Beghal. C’est en détention, aussi, que le terroriste a croisé les frères Kouachi, auteurs de l’attaque meurtrière du mercredi 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo.

Dans l’urgence, Manuel Valls a évoqué la professionnalisation des aumôniers musulmans en milieu carcéral, vus comme un rempart à l’intégrisme religieux, mais a surtout annoncé la création, d’ici la fin de l’année, de « quartiers spécifiques » au sein des établissements pénitentiaires pour isoler les « détenus considérés comme radicalisés », « sur la base de l’expérience menée depuis cet automne à la prison de Fresnes ». Vingt-trois islamistes radicaux y sont regroupés et isolés du reste des détenus depuis la mi-novembre.

Pour Sarah Dindo, responsable des études à l’Observatoire international des prisons (OIP), cette « opération de communication » témoigne d’une sérieuse méconnaissance du problème.

Le Premier ministre annonce une mesure pour lutter contre la radicalisation des détenus musulmans dans les prisons à peine quatre jours après le drame. N’est-ce pas précipité ?
C’est vraiment prendre les gens pour des imbéciles. Ce n’est pas sérieux, on est dans de l’affichage pur et simple. Manuel Valls se réfère à l’expérience de Fresnes, lancée en novembre à l’initiative du chef d’établissement, sans qu’aucune évaluation n’ait été faite, sans aucun recul. Généraliser ce système, dont on ignore s’il est bon ou mauvais, s’apparente à une simple opération de communication : on réagit immédiatement, on prend des mesures simples, à moindre frais. On fait croire au bon citoyen qu’on s’occupe de tout, qu’on est ferme, sans aucune intention d’être efficace.

Qu’a observé l’OIP sur ce phénomène de radicalisation ?
Le phénomène majeur en prison, connu, étudié, c’est celui de la « sur-religion ». Enormément de non-pratiquants  se raccrochent à la religion une fois détenus. Elle répond à des besoins assez concrets que ne remplit pas la prison dans son fonctionnement actuel : le besoin de se protéger, de se rallier à un groupe, de se solidariser. Des systèmes de protection se mettent en place dans un milieu extrêmement violent, où l’administration est insuffisamment protectrice. Dans la plupart des cours de promenade, les surveillants n’entrent plus.

Derrière la religion, il y a aussi le désir de trouver un sens dans un lieu où il n’y en a plus. Elle permet enfin de sortir de cellule pour aller au culte, quelle que soit la religion, uniquement pour rencontrer d’autres détenus. C’est particulièrement le cas en maison d’arrêt, où il y a très peu d’activité, où les gens restent enfermés 22 heures sur 24.

Comment analyser le processus de radicalisation ?
De manière générale, les comportements radicaux sont renforcés par la prison, qu’ils soient religieux ou d’une autre nature. On observe en milieu carcéral des phénomènes qu’on n’observe absolument nulle part ailleurs, l’automutilation par exemple. Ces pratiques s’expliquent par le manque de canaux d’expression légaux. On voit très bien le lien de cause à effet entre le manque d’espace et de possibilités de s’exprimer et tous les phénomènes de violence. La parole des détenus n’a plus aucune valeur, elle est disqualifiée. L’absence d’écoute et de canaux officiels a tendance à aggraver les phénomènes de violence de tout type, dont la radicalisation.

Comment se vit la pratique de l’islam en prison ?
Il y a en prison un énorme sentiment de stigmatisation de l’islam par rapport aux autres religions. Les autorisations données pour pratiquer les rituels sont beaucoup moins facilement accordées aux musulmans qu’aux autres. La messe catholique est assurée de manière systématique tous les dimanches dans toutes les prisons de France. Tous ceux qui veulent y aller le peuvent. Mais il y a beaucoup d’interdictions autour des prières du vendredi pour les musulmans. Il est interdit aux détenus de sortir avec un tapis, il n’y a pas de respect du temps de prière : les fouilles de cellules peuvent avoir lieu à ce moment-là.

Ces phénomènes de traitements différentiels des détenus, sur des critères qu’ils ne comprennent pas, attisent les sentiments d’injustice, la haine, la colère. Tout est amplifié en détention, une petite injustice subie devient un drame. Ce manque réel de connaissance de la religion musulmane est très rapidement perçu comme du mépris. Il faut que le traitement soit le même que pour les autres religions, l’Etat doit être garant, dans les lieux fermés, de la pratique des cultes. C’est pour moi la responsabilité des pouvoirs publics.

Pour éviter la contamination de l’extrémisme entre détenus, faut-il, comme l’a avancé Manuel Valls, isoler les plus radicaux des autres détenus ?
La première chose à interroger, ce sont les critères retenus pour placer un détenu dans un tel quartier spécifique. A partir de quel moment commence une pratique radicale de l’islam ? Ce n’est pas clair. On sait grâce à des études que depuis une dizaine d’années, la pratique religieuse musulmane étant très ciblée, les plus radicaux ont tendance à la dissimuler. Le public visé par Manuel Valls échappera sans doute à ce système-là. Rassembler les extrémistes, créer un ghetto dans le ghetto, a tendance à aggraver encore le problème, à intensifier leurs liens, et la préparation de ce qu’ils pourraient faire à la sortie.

La mise à l’écart de détenus, c’est un phénomène qu’on connait. Ça en fait des victimes, des boucs émissaires aux yeux des autres, et ça crée des solidarités… Ça peut aussi développer de la surenchère. Si certains se sentent encore stigmatisés, n’ont accès à aucune activité, ça peut les radicaliser encore plus. C’est vraiment une fausse bonne solution.

Cela paraît relever du bon sens quand on ne connaît pas le milieu carcéral, mais à l’OIP, nous pensons que les autres détenus seront davantage contaminés. Ils en ressortiront plus violents, plus radicaux, avec plus de haine. Les mesures prises aggravent en réalié l’insécurité. Il faut les dénoncer car la tentation va être grande, dans le contexte dramatique actuel, d’avoir recours à ce type de réponses.

Manuel Valls a évoqué la professionnalisation des aumôniers musulmans en milieu carcéral. Quel rôle ont-ils à jouer dans la prévention et la lutte contre la radicalisation ?
Ça fait vingt ans que les aumôniers signalent qu’ils ne sont pas assez nombreux, mais aussi que leur rémunération, quand il y en a une, est ridicule. En 2014, la chancellerie a créé quinze équivalents temps plein supplémentaires, c’est insuffisant. La première chose à faire, c’est recruter suffisamment d’aumôniers pour répondre à la demande : si les musulmans ne peuvent même pas en rencontrer, on laisse possiblement ce rôle aux plus forts en gueule, aux plus extrémistes des détenus, qui vont s’autoproclamer aumôniers et guider les autres. Avoir des aumôniers, ça ne résout pas tout, mais c’est un minimum.

Que faudrait-il faire d’autre ?
Nous sommes convaincus que ce qui aide le plus les détenus à envisager d’autres perspectives, c’est l’intervention d’anciens détenus. Des personnes réinsérées, qui vont bien, comme Yazid Kherfi (1), aujourd’hui éducateur. Elles savent aller au contact des détenus, bénéficient d’une légitimité immédiate et sont respectées à la différence de tout professionnel qui incarne la justice. Yazid Kherfi demande depuis des années au ministère de la Justice à intervenir dans les prisons, mais on lui refuse car c’est un ancien détenu.

Il y a d’autres pays qui ont développé cette pratique, notamment la Norvège où une association permet à d’anciens détenus d’accompagner des gens incarcérés dans un projet de réinsertion, viennent les chercher à la sortie, devant la porte, et travaillent avec eux, comme des tuteurs. C’est l’une des choses qui marche le mieux et qu’il serait vraiment intéressante de développer.

Pourquoi ces bonnes pratiques ne sont-elles pas mises en place ?
La France est culturellement arriérée vis-à-vis de la prison, il y a de vrais blocages. Quand on passe par la case prison, c’est à vie, on ne peut qu’avoir une influence négative sur les détenus. En réalité, c’est tout l’inverse : les anciens détenus sont ceux qui ont le plus d’influence sur ceux qui sont encore incarcérés. A l’OIP, on transpose à la prison la phrase du Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg après les attentats d’Oslo et d’Utoya : « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance ». Plus de liberté d’expression, de participation des détenus aux décisions les concernant, d’espaces de négociation avec la direction et les surveillants ; mais aussi permettre un apprentissage de la citoyenneté, favoriser la parole plutôt que la force… ça ne coûte rien et ce serait une avancée majeure.

On a le sentiment que c’est tout le système qu’il faudrait revoir…
Oui, la prison est l’un des sujets qui avance le plus lentement en France. On est dans un système anachronique. Ce n’est jamais la priorité du gouvernement, parce que personne ne va gagner d’élections en dégageant des moyens importants pour améliorer les conditions de détention, donner un contenu à la peine de prison. On entend tout de suite l’idée qu’on « fait des cadeaux aux voyous », qu’on bâtit des « prisons quatre étoiles »…

Il est très difficile de développer une politique rationnelle. C’est une question de moyens, mais pas seulement. Le budget pénitentiaire est absorbé en grande partie par la construction de nouvelles prisons, alors que la majorité des personnes incarcérées le sont pour de courtes peines, de moins d’un an. A l’OIP, nous sommes favorables à des solutions alternatives, des peines de probation, pour que la prison reste un ultime recours.

La France est aussi très en retard sur tout ce qui est programmes de prévention de la récidive. Beaucoup de pays européens en proposent pendant la détention et les adaptent aux problèmes de chacun. Ce sont des voies à explorer. Mais il faut y mettre les moyens. C’est une question de choix. En construisant trois prisons de moins, et en developpant ce type de solutions, on aurait moins de récidive et moins de détenus.

Que craignez vous des décisions des mois à venir ?
On craint beaucoup ce qui est en train de se profiler sur les pratiques judiciaires. Pour n’importe quel acte qui a à voir de près ou de loin avec le terrorisme, comme l’apologie, on est en train d’envoyer des gens qui n’avaient peut-être pas un parcours délinquant faire de la prison ferme. On réagit là encore par la surenchère de force, on génère de la violence là où en prenant le temps de la réflexion, on pourrait faire autre chose.

L’OIP prône une approche beaucoup plus préventive, un travail avant la prison et en prison sur le problème de la déscolarisation, facteur majeur de basculement dans la radicalisation. Nous sommes dans un système d’annonces médiatiques rapides à dire et simples à comprendre. Or, nous sommes face à des phénomènes complexes. Il n’y a pas de réponse magique, facile à mettre en œuvre, et qui ne demande pas trop de moyens. Il faut sortir du court terme et voir au-delà des six mois qui viennent.

Propos recueillis par Marie-Hélène Soenen

source : Télérama.fr
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