Avoir un casier judiciaire est un handicap majeur pour les Américains qui cherchent un emploi. Des millions de repris de justice, appartenant souvent aux minorités raciales, enchaînent les boulots précaires.
Luis Rivera a été un peu tranquille pendant cinq mois, de la fin de l’automne 2010 au début du printemps de l’année suivante. C’est le plus près qu’il ait été de la stabilité financière en plus de vingt ans.
“J’avais trouvé un boulot génial : homme à tout faire/portier/concierge dans un immeuble de l’East Village”, se souvient-il avec nostalgie. Rivera, 44 ans, est marié et a trois filles adolescentes. La famille vit à East Harlem, où a grandi ce New-Yorkais d’origine portoricaine. Il est farouchement fier de son mariage et de ses enfants, comme un homme qui est parvenu à accomplir quelque chose qu’il n’était pas censé réussir.
Rivera est encore très excité en évoquant ses cinq mois comme homme à tout faire au service des hipsters du sud de Manhattan. “Quand ils avaient besoin de quelqu’un, ils m’appelaient au milieu de la nuit et je disais ‘oui !’. J’avais besoin d’un job. Et la paie était excellente”, se rappelle-t-il, vantant ses 17 dollars [12 euros environ] de l’heure pour un temps partiel. “J’étais près d’être embauché en fixe.” Cet emploi lui promettait de n’avoir enfin qu’un travail, un vrai – déclaré, avec des horaires et un salaire réguliers –, au lieu de courir d’un temps partiel au noir à l’autre comme il l’avait fait toute sa vie d’adulte. Mais ce n’était pas encore fait. Aussi, quand le gérant d’un immeuble de l’autre côté de la rue a fait savoir que son équipe cherchait du renfort à temps partiel, Rivera s’est fait connaître. Il a été franc.
“J’ai expliqué au type que j’avais un casier qui datait de 1990, par là, mais que j’avais payé ma dette. Je suis clean, donnez-moi une chance. Il m’a donné sa parole d’honneur qu’il ne dirait rien.” Mais les nouvelles vont vite quand on a été condamné. Tout d’un coup, l’immeuble chic où Rivera espérait se construire un avenir a cessé de le faire travailler. A 22 ans, Luis Rivera a commis un cambriolage dans le Bronx. Il était nul et s’était fait prendre rapidement. Condamné à cinq ans avec sursis, il n’a pas été incarcéré. Mais cette condamnation n’a cessé de le poursuivre depuis.
Rivera fait partie d’un nombre inconnu d’anciens condamnés ou détenus qui essaient de trouver du travail. En général, ils n’y arrivent pas : les employeurs rejettent leur candidature ou les licencient uniquement parce qu’ils ont un casier judiciaire, une pratique illégale mais néanmoins largement répandue.
Un mouvement s’affirme pour pousser les Etats à “interdire l’exclusion” ou à encadrer plus strictement quand et comment les employeurs peuvent demander le casier judiciaire des candidats à un poste. Il a obtenu quelques victoires : Target, le deuxième distributeur du pays, a annoncé en octobre qu’il cesserait de poser la question.
En 1987, la Commission [fédérale] pour l’égalité des chances en matière d’emploi (EEOC) a déclaré que l’exclusion systématique des personnes ayant un casier judiciaire constituait une violation de la loi sur les droits civiques. Celle-ci interdit non seulement les discriminations fondées sur certaines catégories protégées comme la race, mais également les politiques apparemment neutres qui renforcent les disparités raciales. Elle a donc fait savoir aux employeurs que le casier judiciaire ne pouvait constituer qu’un des motifs de rejet d’une candidature et seulement quand la condamnation avait un lien direct avec le poste.
Mais le Congrès a été le premier à vider cette directive de son sens. Après le 11 septembre 2001, les législateurs ont fermé aux anciens condamnés toute une série d’emplois dans les transports. Les Etats ont suivi le mouvement et la liste des emplois interdits aux condamnés a augmenté de façon exponentielle : agents de sécurité privés, employés de maisons de retraite, presque tous les emplois impliquant des enfants. Plus de 800 emplois sont désormais fermés aux anciens condamnés, selon une étude.
L’EEOC a donc publié une nouvelle directive en 2012. Celle-ci ne modifiait pas l’idée de base – écarter toute personne ayant un casier judiciaire a un impact disproportionné sur les Noirs et les Latinos, et viole donc la loi sur les droits civiques – mais précisait aux employeurs comment rester du bon côté de la loi. En bref : si vous vérifiez les antécédents d’une personne, vous devez également vous assurer que les renseignements sont exacts et prendre en compte les particularités de l’intéressé. L’expérience de Rivera est exactement le genre de chose qui n’est pas acceptable.
Disparités raciales. Il n’existe pas de statistiques sur les travailleurs ayant un casier judiciaire, mais le National Employment Law Project (NELP) [une association de défense des travailleurs peu rémunérés]les estimait à 65 millions en 2010 – soit 28 % de la population adulte, un chiffre ahurissant. Nombre d’entre eux ont fait l’objet d’une vérification de leurs antécédents. Selon une étude de 2010 citée par l’EEOC, 92 % des gros employeurs procèdent à ce type d’enquête.
Les millions de personnes qui sont exclues du marché du travail à cause de leur casier judiciaire ne restent pas sans rien faire. Elles enchaînent les emplois à temps partiel, déclarés ou non, et alimentent une économie souterraine semblable à celle qui exploite les travailleurs sans papiers.
Bien des choses ont été dites sur l’augmentation spectaculaire du taux d’incarcération aux Etats-Unis ces trente dernières années. Mais on aurait du mal à exagérer son ampleur ou l’intensité des disparités raciales en la matière. En 2000, 3 % de la population étaient soit sous les verrous, soit condamnés avec sursis, soit en liberté conditionnelle – un taux sans équivalent dans le monde. Comme le démontre Michelle Alexander, l’auteur de The New Jim Crow [La nouvelle discrimination, non traduit], ce phénomène affecte les personnes de couleur de façon disproportionnée et renforce la forte inégalité raciale qui règne dans tout le pays.
La marijuana est devenue le moteur de cette inégalité. L’Union américaine pour les libertés civiles [ACLU, principale association de défense des libertés civiles] a rapporté l’été dernier que les Noirs avaient quatre fois plus de chances que les Blancs d’être arrêtés pour possession de marijuana, alors que les études ne montrent aucune disparité dans la consommation entre les deux groupes. Les municipales de l’an dernier à New York ont été marquées par l’indignation suscitée par les contrôles au faciès (“stop and frisk” – interpeller et fouiller) pratiqués par la police de la ville sur un nombre énorme de Noirs et de Latinos sous prétexte de chercher des armes illicites. Les données de la police new-yorkaise suggèrent que leur premier résultat est d’arrêter des gens pour possession de marijuana.
Albert Martinez, 22 ans, est exactement le genre de type visé par ces contrôles. Noir, il a grandi dans les logements sociaux de East Harlem [à New York].
A l’adolescence, il s’est juré d’échapper à la pauvreté. A 17 ans, il travaillait plus de trente-cinq heures par semaine comme vendeur dans une épicerie tout en continuant ses études. Il était à un mois d’adhérer au syndicat de son magasin quand il s’est fait licencier à la suite d’un conflit avec un autre employé.
Vérifications tatillonnes. Martinez a un visage de bébé, avec ses petites tresses et ses quelques poils au menton, mais il est impressionnant avec son 1,98 mètre et sa carrure de deuxième ligne. Il considère celle-ci comme un désavantage dans la rue : elle fait de lui une cible pour les gens qui ont quelque chose à prouver. Il s’est donc mis à porter une arme, “juste par précaution”. En 2010, il se fait contrôler par les flics. Ils trouvent l’arme et l’arrêtent. Il finit par passer un accord avec le procureur : deux ans de prison, puis un an et demi en liberté conditionnelle.
Il est rentré chez lui en avril en espérant trouver du travail tout de suite. Il a d’abord dû trouver à se loger, un défi compliqué par sa condamnation. Les effets d’un casier judiciaire vont bien au-delà de l’emploi. Une condamnation pour trafic de drogue vous barre l’accès aux prêts étudiants, bourses et formations en alternance fédéraux. Plusieurs Etats y ajoutent les aides sociales et alimentaires. Certaines municipalités interdisent en outre aux personnes ayant été condamnées pour certains faits d’accéder à toute une série d’espaces publics, par exemple les parcs. L’exclusion la plus frappante concerne cependant le logement social.
A New York, les services du logement peuvent rejeter une demande d’attribution ou expulser une famille en cas de condamnation de n’importe quel membre du foyer pour certains forfaits. Albert Martinez ne pouvait donc pas rentrer à la maison – non qu’il en eût envie de toute façon. Sa copine avait accouché pendant qu’il était sous les verrous. Prématurée, leur fille était intubée et sous oxygène. Après beaucoup d’efforts, ils ont fini par convaincre la ville qu’ils étaient sans abri et par obtenir un appartement dans un centre d’hébergement d’urgence.
Martinez est jeune et demeure optimiste malgré tout. Avec l’aide de l’Osborne Association [qui accompagne les anciens condamnés], il est entré dans une école d’infirmier. Il travaille à mi-temps comme concierge pour l’association et il est déterminé à tirer parti de son ardeur au travail. “Si vous me demandez des comptes pour quelque chose que j’ai déjà payé, eh bien c’est une honte”, déclare-t-il, convaincu que tout cela sera de l’histoire ancienne quand il obtiendra son diplôme. “On n’est pas censé me refuser un travail à cause d’un délit commis il y a cinq ans.”
Mais, pour les experts, si Martinez parvient à faire oublier son passé, son cas sera exceptionnel. Celui de Luis Rivera est plus classique.
L’emploi le plus durable que Rivera ait occupé, ç’a été trois ans dans un restaurant de la chaîne Dunkin’ Donuts. Le propriétaire se fichait de son casier, dit-il, parce que l’endroit était truffé de caméras de sécurité. Mais c’est peut-être aussi parce que Rivera acceptait de faire de longues et dures journées pour un salaire minime : il travaillait en général quatorze heures de suite.
Tous les autres emplois qu’il a exercés ont duré quelques mois par-ci, un an par-là, en général à temps partiel et souvent au noir. “En ce moment, j’ai la chance d’avoir deux boulots”, explique-t-il. Il fait le ménage dans des immeubles de bureaux la nuit, au noir, et travaille en cuisine dans un restaurant turc en tant qu’intérimaire pour 10 dollars [7 euros] de l’heure – même s’il ne leur a pas encore parlé de son casier.
Il est impossible de dire exactement combien de personnes sont employées dans l’économie souterraine créée par les casiers judiciaires, mais, d’après une étude du Centre de recherche et de politique économique, en 2008, la population condamnée pour crime ou délit majeur a fait baisser le taux officiel d’activité des hommes de 1,7 point.
La restriction des opportunités offertes aux anciens délinquants sur le marché du travail a coïncidé avec une croissance rapide du secteur de la vérification des antécédents. Les enquêtes conduites par des agences privées et par le FBI ont explosé entre 1996 et 2006, selon Maurice Emsellem, du NELP. Les demandes d’information adressées au FBI pour des affaires civiles ont doublé, si bien que dès 2006 celui-ci effectuait davantage de vérifications d’empreintes digitales à des fins civiles qu’à des fins criminelles.
Ces enquêtes posent divers problèmes. Leurs résultats sont souvent inexacts. Les directives 2012 de l’EEOC soulignent le peu de fiabilité de nombre de bases de données qui déterminent le sort des travailleurs. L’un des plaignants d’une procédure lancée par l’EEOC contre [la chaîne de supermarchés]Dollar General avait été licencié pour une condamnation inexistante.
Employeurs frileux. Il existe un fossé énorme entre la perception qu’ont les employeurs du risque présenté par les anciens délinquants et le risque réel. La probabilité statistique que Rivera commette une autre infraction a commencé à chuter très fortement deux à trois ans après son cambriolage commis à l’âge de 22 ans. A l’approche de la trentaine, il n’était pas plus susceptible de commettre un cambriolage qu’une personne sans casier. Rivera considère qu’il a de la chance d’avoir simplement du travail. “J’essaie de rester aussi positif que possible”, déclare-t-il. Parmi les bonnes choses, il compte sa foi, sa famille et le fait qu’il a accès aux bons d’alimentation et aux aides sociales de la ville de New York. “Je ne dis pas que je ne ressens pas de stress. Là, tel que vous me voyez, je suis un peu stressé.” C’est parce qu’il attend une réponse du restaurant turc à propos d’une augmentation de salaire et de ses heures de travail. “Je ne suis pas idiot. Ils vont faire une enquête. Ils vérifient toujours le casier des gens”, confie-t-il, avant d’ajouter, plein d’espoir : “Mais ils savent que je travaille. Ils savent bien comment je travaille.” Si ça ne suffit pas à faire oublier son passé, il va devoir trouver autre chose.