«Face au mur de la Santé, je m’évade avec mes souvenirs»

Si Claude devait choisir entre la prison et l’hôtel de luxe – deux constructions qu’il voit depuis sa fenêtre du neuvième étage – le septuagénaire opterait sans doute pour la première. «Avant qu’ils construisent l’hôtel, je pouvais voir les avions qui se préparaient à atterrir à Orly», explique le journaliste à la retraite, installé Boulevard Arago, dans le XIVe arrondissement de Paris, depuis cinquante ans. La maison d’arrêt de la Santé a beau être d’une «laideur absolue», au moins, elle ne lui coupe pas la vue. En outre, l’édifice, situé juste de l’autre côté de sa rue, lui fournit des anecdotes à raconter. Comme la fois où Michel Vaujour s’est évadé en hélicoptère. L’histoire a inspiré un film avec Béatrice Dalle. Claude a vu la version originale : «J’étais sur le balcon quand j’ai aperçu l’hélico, raconte le témoin en indiquant l’endroit précis où s’est déroulée la scène. Et là je vois un type qui s’élance dans la cour et jette une corde. C’est une femme qui pilotait l’appareil. J’ai appelé deux de mes fils et je leur ai dit « venez vite, vous allez assister à une évasion ».» C’était en 1986. Nadine Vaujour, épouse du prisonnier, avait pris des cours de pilotage pour libérer son bienaimé.

«Une sacrée preuve d’amour», selon une riveraine qui travaille rue de la Santé. Son bureau, au rez-de-chaussée, donne sur la grande porte en métal bleue de la prison. La quinquagénaire élégante aux cheveux courts assure que travailler à quelques mètres d’une maison d’arrêt ne change rien. Mais elle reconnaît tout de même qu‘«il y a du fantasme» et raconte volontiers quelques histoires, elle aussi. «C’est là, paraît-il, que Mesrine a sauté», dit-elle en montrant l’angle de l’enceinte, à quelques dizaines de mètres. En effet, en 1978, l’ennemi public numéro un s’évadait avec deux codétenus, dont un abattu sur place par la police. Du septième, dans l’immeuble où la salariée travaille, on discerne bien l’architecture particulière du bâtiment carcéral classé, achevé en 1867. «Un plan en étoile avec les bâtiments qui rayonnent», analyse l’architecte Bruno Le Moal, qui travaille à la rénovation d’un bâtiment situé rue de la Santé. «C’est une disposition du XIXe siècle typique des prisons, pensée pour le système de surveillance», précise-t-il. L’expert admire la beauté du monument, mais convient qu’il aurait besoin d’être «nettoyé» pour que la meulière [la roche utilisée pour la construction, ndlr]retrouve sa lumière.

«ÇA GUEULAIT À L’INTÉRIEUR»

Lakbir, lui, ne prête pas vraiment attention à l’éclat des murs. Pourtant il passe du temps à les contempler, assis sur un banc du boulevard Arago. Depuis une dizaine d’années, cet ancien enseignant devenu sans-abri vient régulièrement à cet endroit. «C’est tranquille ici, estime-t-il. Face à ce mur, je m’évade avec mes souvenirs.» Jusqu’à la fermeture temporaire de l’établissement pour rénovation, en juillet dernier, il lui arrivait de voir «des mains aux barreaux», ou bien «du linge suspendu ou des sacs plastique». «Quelquefois j’entendais que ça gueulait à l’intérieur», ajoute encore l’homme au visage serein. «D’habitude, ce n’est pas si calme!», confirme Nicole, qui travaille depuis vingt ans rue Jean-Dolent, du côté opposé de la maison d’arrêt. Elle a souvent vu et surtout entendu des proches de détenus rester sur le trottoir pour converser – bruyamment — avec leur frère ou leur ami enfermé. Sur ce même bout de trottoir, qui donne sous les fenêtres des cellules, elle a même assisté à une interpellation musclée : «Les policiers ont mis l’homme à terre et lui ont attaché les mains dans le dos!», se souvient-elle, secouée. Longtemps, à cause de la proximité avec la prison, Nicole a évité d’emprunter cette rue toute seule.

«DE GROS PAQUETS PAR DESSUS LE MUR»

Mais globalement, dans ce quartier résidentiel – à plus de 7000 euros le mètre carré —, la présence de la maison d’arrêt n’inquiète pas. Elle rassure presque, car les forces de l’ordre sont là en nombre. Une riveraine, mère de famille, s’est habituée à ses voisins détenus qu’elle voit peu mais entend beaucoup, surtout «quand ils jouent au foot ou quand c’est l’heure de la prière». Depuis son balcon, au troisième étage, elle observe régulièrement le même manège : «Au moins une fois par semaine, des jeunes viennent jeter de gros paquets par dessus le mur», décrit la quadragénaire en désignant la façade. «Ils prennent leur élan mais certains paquets tombent dans le filet [prévu pour intercepter ce genre d’envoi, ndlr]. D’autres ratent leur cible et le paquet rebondit sur le mur puis leur retombe dessus», pousuit-elle, amusée. Ses amis ont du mal à comprendre le recul qu’elle parvient à avoir. A ceux qui lui demandent comment elle fait pour «Vivre en face d’une prison», elle répond toujours la même chose : «On fait abstraction!».

Elise GODEAU

source : Libération.fr
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