Dans une tribune au « Monde », le sociologue estime que faute de moyens, l’administration pénitentiaire est incapable de gérer les détenus radicalisés.
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Farhad Khosrokhavar (Sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales)
Tribune. La France a un système carcéral complexe, mais dont le nœud gordien est la maison d’arrêt. Celles qui sont proches des villes posent problème. Elles sont indignes de la patrie des droits humains. Quelques maux y sont devenus structurels : la pénurie en personnel pénitentiaire, notamment en surveillants, la gestion des détenus « radicalisés » et la surpopulation carcérale.
Dans des cellules de 9 mètres carrés où sont entassés deux, trois, voire quatre détenus, l’agressivité de ceux-ci est légitime ; leurs conditions de vie sont inhumaines ; ils se comportent en « bêtes sauvages » parce qu’ils sont traités comme des bêtes sauvages.
Ils font subir leur agressivité en premier lieu aux autres détenus, ensuite aux surveillants, ces derniers étant perçus comme les complices de l’administration pénitentiaire et, plus généralement, de l’Etat. Ils en sont plutôt les victimes que les complices, mais un détenu a face à lui le gardien faisant figure de bourreau, alors que celui-ci ne fait qu’exercer un métier difficile, ingrat, la société ne lui reconnaissant aucune dignité proportionnelle à la difficulté de sa tâche.
Etablissements déshumanisant
Dans les maisons d’arrêt à proximité des grandes villes, un surveillant doit s’occuper d’une centaine de détenus, parfois plus. C’est à proprement parler inhumain, pour les incarcérés comme pour ceux qui les gardent. Il faudrait un surveillant pour trente à cinquante détenus, afin qu’il puisse non seulement s’acquitter de sa tâche routinière, mais être aussi à l’écoute des détenus et leur faciliter la vie carcérale.
Faute de compréhension de cette réalité élémentaire, le détenu a une image monstrueuse du surveillant, et ce dernier, par ricochet, se fait une image inhumaine du premier, conséquence, en grande partie, de leur incompréhension mutuelle, voire de leurs antagonismes, dans des établissements déshumanisant du fait de leur vétusté et de leur surpopulation.
Dans les maisons d’arrêt à proximité des grandes villes, un surveillant doit s’occuper d’une centaine de détenus, parfois plus.
D’autre part, la France est le premier pays européen en nombre de djihadistes partis pour la Syrie et l’Irak ; quelques centaines d’entre eux sont de retour ou le seront bientôt. Nous n’avons pas de politique unifiée à ce sujet, et les projets de « déradicalisation » sont malheureusement dans un état de coma prolongé, contrairement à des pays comme le Danemark, le Royaume-Uni, voire l’Allemagne et la Norvège, où l’on tente de mettre en place des procédures qui ne soient pas uniquement répressives. La France est en retard sur ce plan, et rien n’est fait pour y parer concrètement.
De son côté, l’administration pénitentiaire assimile les fondamentalistes aux « radicalisés », les considère comme radicalisés à partir de « signes ostentatoires » et multiplie les brimades à leur égard. Les vrais radicalisés (ceux qui sont condamnés pour « association de malfaiteurs en vue d’une action terroriste ») ou ceux qui se sont radicalisés en prison constituent une catégorie distincte, mais, faute de moyens et en raison d’une vision réductrice identifiant fondamentalisme et djihadisme, on met tout le monde dans le même sac, ce qui devient comme une prophétie autoréalisatrice : à force de les traiter de radicalisés, on les radicalise. La prison, en soi, est propice à la radicalisation, cette attitude en accroît le nombre et les vocations.
Personnel sous tension
L’administration pénitentiaire, faute d’effectifs suffisants, est obligée de parer au plus pressé, et les surveillants surchargés suspectent les « barbus », ou ceux qui ont coupé leur barbe récemment, de radicalisation, alors que la perception des phénomènes de radicalisation en prison nécessite un personnel nombreux et expérimenté, qui tienne compte d’un nombre important de données et passe à l’observation fine. Autant d’exigences que l’on ne peut attendre d’un personnel sous tension et sans moyens adéquats.
Bref, la prison française subit une crise structurelle, et le djihadisme est l’un des aspects de ce problème général qui en accentue les autres.
Une prison décente, où les détenus seraient traités humainement, où ceux qui le désirent disposeraient d’une cellule individuelle (certains sont angoissés à l’idée d’être seuls, mais ils représentent une minorité) et où les surveillants auraient l’occasion de communiquer avec eux (un surveillant pour une trentaine de prisonniers) dans un cadre digne de la France (les prisons vétustes sont à rénover), serait beaucoup moins vectrice de radicalisation.
Quant aux radicalisés, il faudrait donner leur chance à ceux susceptibles de changer de perspective (et ils sont nombreux), et se concentrer sur les endurcis, qui n’en changeront pas et représentent un grave danger pour la population, en sévissant légalement. Pour cela, il faudrait « dépénitentiariser » une partie des détenus et leur offrir une chance de se désendoctriner sur des modèles s’inspirant de ceux du Danemark et du Royaume-Uni, tout en en créant un autre, correspondant aux besoins et aux orientations culturelles de la France.
Une société traumatisée par le djihadisme
Par ailleurs, une grande part de la surpopulation carcérale est due au fait que bien des personnes n’y ont pas leur place : d’abord celles qui souffrent de problèmes psychopathologiques et qui devraient être admises en hôpital psychiatrique (création impérative de lits supplémentaires dans ces établissements qui en manquent cruellement) ; puis celles ayant commis des délits certes punissables par la loi, mais qui devraient se trouver dans d’autres institutions que la prison (délits liés à la conduite en état d’ivresse, récidiviste de l’excès de vitesse…).
Si on retirait ces gens de la prison, il y aurait de 20 % à 30 % de détenus en moins, ce qui réduirait la nécessité d’embaucher du personnel ou de construire de nouvelles prisons. Mais il est difficile de faire entendre ce message à une société traumatisée par le djihadisme et confrontée à de nombreux autres problèmes sociétaux.
Reste le problème des jeunes des banlieues : ils constituent entre le tiers et la moitié de la population carcérale, et c’est parmi eux que se trouve la majeure partie des radicalisés.
Comme la société n’arrive pas à s’en occuper, il faudrait accorder aux prisons les moyens de les socialiser en leur apprenant un métier et en leur donnant le goût du travail décemment rémunéré. Tâche urgente mais très difficile, notamment compte tenu du caractère dérisoire des moyens mis à la disposition des services pénitentiaires d’insertion et de probation, et de l’institution carcérale en général.
Peut-être qu’un service militaire en collaboration avec la prison pourrait les aider à se construire un avenir qui ne soit pas uniquement celui de la délinquance ou de la radicalisation, comme moyens de tirer vengeance d’une société semblant, à leurs yeux, leur dénier un avenir décent.
Sans aborder frontalement ces problèmes, les solutions ad hoc ne feront que reculer les problèmes structurels sans changer fondamentalement la nature indécente d’une partie notable des établissements pénitentiaires indignes d’une France soucieuse de son avenir.
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