Par Martin Legros, publié dans Philosophie Magazine – N°30, juin 2009
Meurtres à l’hôpital de Pau
Nuit du 17 décembre 2004. Hôpital de Pau. Romain Dupuy, un jeune homme de 21 ans, pénètre dans l’enceinte de l’hôpital. Ancien patient, connu des services psychiatriques pour sa schizophrénie il manifeste depuis longtemps des troubles inquiétants du comportement. Comme par exemple lorsqu’il achète quatorze oiseaux vivants pour les décapiter ensuite dans sa salle de bains. Ce soir-là, il assassine de plusieurs coups de couteau une infirmière et une aide-soignante et décapite l’une d’elle. On retrouve la tête sur la télévision de la salle commune de l’hôpital… Au terme de l’instruction, le juge de Pau prononce un non-lieu pour raison psychiatrique, qui met un terme à la perspective d’un procès en assises. Ayant fait appel de cette décision, les parties civiles, indignées, obtiennent que Romain Dupuy comparaisse en audience publique. Froid et comme détaché – il suit un traitement médical -, l’assassin expose calmement les visions délirantes qui ont accompagne son acte. « Quand je lui ai coupé la tête, je croyais, que c’était un serpent géant qui allait m’avaler » dit-il.
La décision d’appel confirme le non-lieu. Au grand dam du chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy, qui avait pris fait et cause pour les familles des victimes. Suite à ce désaveu, le président de la République convoque ses ministres et les charge de préparer une reforme de la responsabilité pénale des malades mentaux. Il s’agit de mettre en place une audience publique de la chambre d’instruction et d’y faire comparaitre le malade et à défaut de pouvoir le condamner, établir les faits qui lui sont reprochés. Le but: permettre aux familles de « faire le deuil ». Mais n’est-ce pas utiliser le rituel judiciaire et l’œuvre de justice a des fins thérapeutiques qui ne lui appartiennent pas ? Alors que les associations de victimes applaudissent, nombre de juristes et de psychiatres dénoncent le retour du procès des fous.
Revenir sur les principes du droit pénal ?
En aout 2007, à Roubaix, Francis Evrard, pédophile récidiviste condamne en 1989 à vingt-sept ans de réclusion, est remis en liberté malgré un risque élevé de récidive. Il viole le petit Enis, âgé de 5 ans. Que s’est-il passé ? Comment a-t-il échappé au traitement psychiatrique en détention et a la surveillance de sureté? Devant l’effroi déclenché par ce nouveau fait divers, Nicolas Sarkozy entend faire en sorte « qu’on ne laisse pas des monstres en liberté après qu’ils aient effectué leur peine ». Un projet de loi sur la « rétention de sureté des criminels dangereux » voit rapidement le jour. Il prévoit que les condamnés à des peines de plus de quinze ans (viol de mineur, torture, séquestration, etc.) pourront être placés, une fois leur peine accomplie, dans des hôpitaux-prisons, s’ils présentent une grande « dangerosité ». Une dangerosité définie comme « une probabilité très élevé de récidive » due à « un trouble grave de la personnalité ». Alors que les associations de victimes et une partie de l’opinion, sous le coup de l’émotion, accueillent favorablement ces nouvelles dispositions, une grande partie des juristes, des psychiatres, mais aussi des intellectuels et des associations de malades mentaux s’inquiète. Au nom de la lutte contre la récidive, n’est-on pas en train de revenir sur les grands principes du droit pénal ? Au nom de la lutte contre les criminels dangereux, n’est-on pas en train de créer une confusion dangereuse entre maladie mentale et criminalité, entre justice et psychiatrie ?
Le 25 févier 2008, la loi relative à la rétention de sureté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental est promulguée. Dorénavant, les criminels atteints de trouble mental seront non seulement passibles d’un « procès », mais ils pourront être maintenus en prison en dehors de toute infraction, sur la seule base de leur dangerosité potentielle. Ce nouveau rapport à la folie, un philosophe, Michel Foucault, l’avait anticipé de manière prémonitoire il y a plus de trente ans, mettant en garde contre les dangers d’une psychiatrie qui deviendrait l’instance centrale de défense de la société contre ses ennemis intérieurs. On connait bien ses ouvrages retentissants consacrés à l’histoire des grandes institutions de l’Occident moderne (la prison, l’asile, l’école ou l’hôpital). A ses yeux, ces institutions n’étaient pas tant destinées à guérir, éduquer, émanciper des sujets prives de leur autonomie qu’a discipliner des corps. Dans Surveiller et punir. Naissance de la prison (Gallimard, 1978), il montrait comment la conception carcérale du châtiment avait rompu avec les châtiments corporels, rares et exemplaires d’une société de souveraineté afin d’instituer une économie générale et minutieuse de la peine propre à une société disciplinaire. Dans Histoire de la folie à l’âge classique (Gallimard, 1961), il montrait comment la naissance de l’asile, le grand renfermement des fous au XVII siècle, avait coïncidé avec l’auto-affirmation de la raison et le rejet en dehors d’elle de la folie, comme son autre absolu. Mais on connait beaucoup moins bien les recherches ultérieures de Foucault, qui devaient le conduire à interroger les métamorphoses contemporaines de ces machines de pouvoir. L’archéologie des institutions, en particulier psychiatriques, avait alors paru discutable. Apres tout, devaient opposer Marcel Gauchet et Gladys Swain – dans La Pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique (Gallimard, 1980)- ; c’est parce qu’il apparaît comme un semblable, dont le trouble inquiète, que le « traitement moral » et psychiatrique du fou surgit en rupture avec l’ancienne cohabitation « heureuse » des insensés enfermés dans la forteresse de leur délire.
La pensée de Foucault paraissait surtout excessive en regard de l’état de la psychiatrie et de l’asile de l’époque, en voie de dissolution. Cependant, ses travaux sur la dangerosité retrouvent aujourd’hui une très grande actualité, comme le montre un colloque international intitulé « Culture psychiatrique et culture judiciaire. Relire Michel Foucault », qui s’est tenu les 15 et 16 septembre dernier a la Grande Halle de la Villette, a Paris, et qui a réuni des juristes, des psychiatres, des « usagers de la psychiatrie » (ainsi que se désignent aujourd’hui les « fous ») des associations de victimes et des philosophes, qui ont tente de déchiffrer avec les « outils conceptuels » forgés par Foucault en son temps les rapports nouveaux, ambivalents et menaçants qui se nouent aujourd’hui entre justice et psychiatrie. A cette occasion, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco soulignait: « Autrefois Michel Foucault fustigeait un savoir psychiatrique qui ne méritait pas la critique qu’il en faisait. A l’inverse, on a l’impression aujourd’hui que ce discours radicalement critique est plus adapté a la situation actuelle. ».. Jamais Foucault n’a semble aussi actuel qu’aujourd’hui.
Carcéralisation des soins psychiatriques
Désormais, pouvoir psychiatrique et judiciaire ne tendent-ils pas, comme il le démontrait, à s’entrecouper de manière de plus en plus étroite au bénéfice d’une politique sécuritaire axée sur le traitement de la dangerosité ? Développée dans les années soixante-dix, sa critique de l’évolution du concept de dangerosité apparait comme un décryptage frontal de la loi du 25 février 2008: « En mettant de plus en plus en avant non seulement le criminel comme sujet de l’acte, mais aussi l’individu dangereux comme virtualité d’actes, est ce qu’on ne donne pas à la société des droits sur l’individu à partir de ce qu’il est ? Non plus, certes, a partir de ce qu’il est par statut (comme c’était le cas dans les sociétés d’Ancien Régime), mais de ce qu’il est par nature, selon sa constitution, selon ses traits caractériels ou ses variables pathologiques. Une justice qui tend d s’exercer sur cc qu’on est : voilà qui est exorbitant par rapport a ce droit pénal dont les réformateurs du XVIII’ siècle avaient rêvé et qui devait sanctionner, d’une façon absolument égalitaire, les infractions explicitement et préalablement définies par la loi. Peut-être pressent-on ce qu’il y aurait de redoutable à autoriser le droit d’intervenir sur les individus en raison de ce qu’ils sont: une terrible société pourrait sortir de là » (« L’Evolution de la notion d’ »individu dangereux » dans la psychiatrie légale du IX siècle », Dits et Ecrits, volume II, Gallimard).
Selon une enquête de 2004 menée dans une vingtaine de prisons françaises, 20 % à 25 % des prisonniers peuvent être considérés comme psychotiques (Fréderic Rouillon et alii Etude épidémiologique des troubles psychiatriques chez les personnes détenues en prison, 2004). Pour Laurence Guignard et Herve Guillemain, « il y a une sorte de cérébralisation des soins psychiatriques » (« Les fous en prison ? », article paru sur le site La VieDesIdees.fr). Avec les restrictions désormais imposées au non-lieu pour raison psychiatrique, les tribunaux reconnaissent de moins en moins l’irresponsabilité pénale qui permettait d’éviter la prison et d’être soigné- en cas d’homicide. Comme le relève, non sans humour, le psychiatre Daniel Zagury, « aujourd’hui tout le monde a son psy sauf celui qui en a le plus besoin, le fou » … que l’on abandonne ou que l’on enferme.
Confusion des rôles.. et solutions alternatives
Pour le magistrat Denis Salas, auteur de La Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal (Hachette Littératures, 2005), on assiste à la remise en cause de deux siècles de cohabitation entre justice et psychiatrie. Selon lui, dans un passé encore proche, « le partage se voulait clair. Aux déments irresponsables, l’asile. Aux criminels jugés responsables, la prison.». Aujourd’hui, le premier objectif qui est fixé à la psychiatrie n’est plus de soigner mais de détecter et de se prémunir des individus dangereux. Sa mission de défense sociale – protéger la société du fou – prend alors le dessus sur sa mission thérapeutique.
Le rôle du psychiatre se modifie en conséquence, comme l’explique Daniel Zagury, expert psychiatre mandaté auprès des plus grands criminels pervers (comme Guy Georges ou Michel Foumiret). Il est maintenant là pour ne pas permettre gue l’on lâche les individus dangereux dans la nature. On exige de lui qu’il se porte garant de la certitude de non-récidive. Michel Foucault le relevait d’ailleurs de la manière la plus nette qui soit. « La dangerosité est une notion qui n’est ni juridique, ni psychiatrique, ni médicale, mais disciplinaire. Elle se trouve doublement sacralisée, d’une part par un discours psychiatrique et médical apparemment scientifique qui la reprend, et, d’autre part, par l’effet judiciaire qu’elle possède, puisque c’est en son nom que l’on condamne quelqu’un ». (Dits et Ecrits, volume II)
La place grandissante accordée au point de vue des victimes a également joue son rôle dans la « responsabilisation », des malades mentaux. Alain Boulay, président de l’association Aide aux parents d’enfants victimes, se déclare favorable a la nouvelle loi du 25 février 2008: « Il est tout de même plus logique d’attribuer des faits d’un individu et ensuite seulement de savoir s’il était ou non responsable de ses actes, plutôt que l’inverse.». Claude Finkelstein, la présidente de la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie, n’a, quant a elle, pas de mots – ni de chiffres – assez durs pour dénoncer la confusion entre maladie mentale et dangerosité criminelle. Elle propose une solution alternative au non-lieu: une procédure du type du procès par contumace, ou les faits sont établis, en l’absence de l’accuse. « Je me souviens de l’audience désastreuse de Romain Dupuy à Pau. Une sœur de l’une des infirmières assassinées disait: « Il n’a même pas de remords. » Cela m’a fait énormément de peine pour tous les usagers en sante’ mentale. ». Pour le malade, la victime, dépouillée de son humanité, n’est que le support matériel de son délire On ne peut lui demander d’éprouver de l’empathie ou du remords. « L’attitude d’un schizophrène qui commet un crime est caractérisée par une distance, un recul, comme s’il était dans un autre monde – une attitude souvent renforcée par les médicaments. La personne n’est d’ailleurs pas tout à fait dans ce monde. Elle ne peut pas communiquer ses sentiments. C’est un travail qui peut seulement se faire sur le long terme », témoigne Claude Finkelstein. Etablir les faits mais ne pas exhiber le fou? Denis Salas, lui, s’interroge: « Qu’attendre d’une comparution qui expose des faits sans auteur, des actes sans responsable moral, un crime sans nom ? »
Des expériences étrangères concluantes
Comment fait-on dans les pays étrangers pour concilier soins et justice, sécurité et droit ? Au Canada, une expérience originale, unique au monde, la Cour de sante mentale, initiée par le juge Edward Ormston, pourrait préfigurer une nouvelle manière de traiter la folie dans l’espace judiciaire. Elle montre en tout cas qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Foucault pour inventer des rapports non disciplinaires entre justice et folie. Un humanisme de bon aloi peut y suffire… Au départ, la situation était la même que partout ailleurs: fermeture des asiles, essor des psychotropes, croissance massive des malades mentaux dans la rue et les prisons. Alors qu’ils sont aussi de plus en plus nombreux à comparaitre devant lui, le juge Edward Ormston invente une nouvelle « jurisprudence thérapeutique » centré sur le « patient-accusé ». Après avoir vu un tribunal « rempli de parents en pleurs qui accusaient leur fils d’agression ou de menaces afin qu’un juge prononce une hospitalisation d’office, tandis que ce dernier essayait de s’y soustraire », il décide de réagir. Sans aucune circulaire ministérielle ni aucun budget, il désigne une salle d’audience vers laquelle est orienté tout accusé dont on pense qu’il souffre d’une maladie mentale. Tous les acteurs de cette salle – policiers, greffiers, avocats, magistrats – sont volontaires et reçoivent une formation spéciale. Le but est de mettre fin à la pénalisation des « patients-accuses » tout en réduisant le taux élevé de récidive. La remise en liberté conditionnelle – avec accord des parties civiles – est privilégiée, mais conditionnée par un suivi socio-médical et accompagnée d’une recherche de logements et de sécurité financière. Fondé sur l’autodétermination, le nouveau paradigme d’une justice « restauratrice » que cherche à mettre en place le juge Ormston « supprime l’idée que la maladie mentale est un problème à contenir ». Mais il ne s’agit pas d’effacer toute trace de violence. « Il y a toujours un élément de coercition, « de pouvoir sur » précise le juge. Le patient est conscient que sa liberté dépend de sa capacité à s’adapter à la société ». ,,
D’après Mario Colucci psychiatre auprès du département de sante mentale de Trieste, en Italie, c’est peu ou prou la même exigence qui a conduit à la désinstitutionalisation de la psychiatrie, menée par le chef de file de l’antipsychiatrie italienne, Franco Basaglia. 11 a voulu sortir du rapport de force qui conçoit la folie comme un ennemi à éliminer, une force dangereuse a soumettre. Dans une Italie ravagée par une psychiatrie autoritaire, l’expérience de l’antipsychiatrie va conduire a l’abolition de l’asile et à la suppression de la notion de dangerosité psychiatrique. Dorénavant, on ne peut soigner les fous pour d’autres raisons que leur santé psychique. Pour Colucci, cette loi a « changé le rapport à la maladie mentale chez les professionnels comme dans l’opinion publique ».
La notion de « dangerosité sociale » existe dans le droit pénal italien, mais, du fait même de la culture antipsychiatrique, elle est très fortement encadrée. Dans un arrêt de la Cour constitutionnelle transalpine, les exigences de sante d’un citoyen sont considérées comme toujours plus importantes qu’une mesure de sécurité ségrégative qui risque de la menacer. Cette culture devrait conduire prochainement a l’abolition des hôpitaux-prisons au bénéfice de structures locales. Réintroduire les malades mentaux dans la communauté politique en traitant de front les conflits que cela peut générer, souligne Colucci, constitue l’un des parcours possibles de la construction d’une démocratie…
A l’époque du « grand renfermement » des fous décrit par Foucault, Descartes rejetait l’hypothèse de la folie (« à partir du moment où je raisonne et je pense, il est impossible qu’en même temps je sois fou »). Serait-il possible qu’aujourd’hui, en inventant d’autres pratiques judiciaires de la folie, nous retrouvions quelque chose de la sagesse de Montaigne, qui acceptait de se laisser inquiéter et hanter par la folie ?