Il vit dans les sous-sols de l’aéroport depuis vingt-six ans. L’avenir de ce sans-abri, auteur de petits larcins, sera la prison ou l’hôpital psychiatrique.
Roissy-Charles-de-Gaulle, mercredi. Les parkings souterrains des terminaux 2A et 2B de l’aéroport sont proches des poubelles des restaurants et des complexes hôteliers. C’est pourquoi Ismaël y avait trouvé refuge.
Roissy-Charles-de-Gaulle, mercredi. Les parkings souterrains des terminaux 2A et 2B de l’aéroport sont proches des poubelles des restaurants et des complexes hôteliers. C’est pourquoi Ismaël y avait trouvé refuge.
«Monsieur, vous comparaissez ce jour pour le vol d’un baladeur de marque Apple… » La présidente déroule machinalement le rapport rédigé par les policiers. Parmi tous les dossiers examinés par le tribunal correctionnel de Bobigny (Seine-Saint-Denis) ce 17 décembre, celui d’Ismaël Nohou, un SDF poursuivi pour vol en récidive à l’aéroport de Roissy, est d’une morne banalité.
« Vous avez déclaré vivre dans l’enceinte de l’aéroport depuis deux ans… » poursuit la magistrate avant d’être interrompue. « Madame la présidente, cela ne fait pas deux ans… mais vingt-six », reprend l’avocate du suspect. Stupeur chez les juges. « C’est exact, Monsieur? — Oui », répond simplement le prévenu, dont le regard absent s’accompagne de clignements d’yeux frénétiques.
Roissy- Charles-de-Gaulle, destination finale
C’est ici, dans le deuxième plus grand aéroport d’Europe, qu’Ismaël a posé ses valises. Depuis au moins douze ans, selon son casier judiciaire aux onze condamnations, essentiellement pour vols ou dégradations. Plus, certainement, vingt-six, selon l’enquête sociale réalisée le lendemain de son arrestation par l’Apcars de Bobigny, une association de juristes d’aide à la réinsertion. « Tout le monde le connaît au moins de vue, avec sa peau mate, ses cheveux longs et ses yeux qui clignent de façon intempestive, raconte Christophe, un ancien travailleur social habitué du site. Cela dit, c’est un personnage un peu à part : contrairement aux autres sans-domicile-fixe de l’aéroport, il vit reclus sous terre et remonte rarement à la surface. »
Un labyrinthe qu’il connaît par cœur
Le royaume d’Ismaël est un monde secret, inaccessible aux 60 millions de voyageurs qui transitent ici chaque année. Des centaines d’hectares de galeries souterraines, de réserves cachées, de locaux techniques fermés au public. « Ce Roissy parallèle s’étale sur quatre ou cinq fois la surface visible de l’aéroport, explique Naoufel, un autre travailleur social qui a suivi personnellement le sans-abri. On y accède par une voie de service connue des seuls employés habilités et de la police. Pour aller d’un étage à l’autre, on utilise ce qu’on appelle les coquilles, des escaliers en colimaçon trop étroits pour accueillir plus d’une personne à la fois. C’est un labyrinthe sans fin. Ismaël y établissait son campement dès qu’il trouvait un renfoncement un peu discret. Il est sans doute l’un des rares à pouvoir s’y repérer les yeux fermés. »
Devant la justice pour la 12e fois
Lorsqu’il se fait déloger des accès sécurisés, le SDF trouve refuge dans les parkings souterrains, de préférence ceux des terminaux 2A et 2B, proches des poubelles des restaurants et des complexes hôteliers. C’est pourtant dans celui du terminal 3 qu’il est interpellé le 25 novembre dernier par la police aux frontières, après avoir été aperçu en train de forcer des portières de voitures. Sur lui, un baladeur iPod qu’il avoue avoir volé dans un véhicule resté ouvert. Incarcéré puis présenté en comparution immédiate, c’est la douzième fois qu’il doit répondre de ses actes devant la justice, mais la première où l’on s’est véritablement intéressé à son parcours. Outre son incroyable ancienneté dans l’aéroport, l’enquête de l’Apcars a permis de retracer son itinéraire de marginal.
Il quitte sa famille et fuit les foyers
Né aux Comores le 26 novembre 1967, Ismaël est arrivé en région parisienne vers l’âge de 14 ans grâce au regroupement familial. De nationalité française, ce fils unique s’enfuit du domicile de Melun (Seine-et-Marne) à 17 ans après une brouille avec ses parents dont on ignore la cause. Il n’a ni diplôme ni formation. Le jeune homme atterrit dans un foyer, puis part faire son service militaire, où il apprend les rudiments de la mécanique. A son retour, il est hébergé dans un foyer pour jeunes travailleurs, toujours à Melun, mais ne trouve pas de travail. Il s’en échappe à l’âge de 20 ans, sans un centime en poche, et prend la direction de l’aéroport. Fin du voyage.
Il erre seul, sans faire la manche
Hormis ses larcins occasionnels, le vagabond ne pose aucun souci particulier aux professionnels du site. « A l’époque où il y avait un accueil pour SDF, on le voyait le matin venir prendre son café, puis il disparaissait, se souvient Christophe. J’ai tenté de lui parler plusieurs fois, mais il ne répondait pas. Il restait cloîtré dans son monde. » « Il s’exprime comme un enfant de 5 ans : il ne sait dire que oui, non, ou je ne sais pas », déplore Me Azia Mumtaz Taj, son avocate commise d’office. Invisible ou presque, Ismaël n’importune pas davantage les voyageurs. « Il ne fait pas la manche, ne demande rien à personne. En revanche, si vous lui offrez une cigarette, il l’accepte volontiers. Le reste du temps, il erre seul dans les sous-sols en murmurant des paroles inaudibles », note Naoufel.
Sa santé mentale pose question
Pour la plupart de ceux qui l’ont côtoyé, ce comportement lunaire cache une pathologie. En garde à vue, Ismaël a d’ailleurs raconté aux policiers s’être enfui d’un établissement psychiatrique « il y a environ deux mois » sans que l’anecdote ait pu être vérifiée. Face à ce prévenu indigent et quasi mutique, le tribunal correctionnel décide de renvoyer le procès dans l’attente d’une expertise psychiatrique, et prononce son maintien en détention. « Sa place n’est pas en prison, estime Me Taj. Malgré son casier chargé, la justice ne s’est jamais intéressée à son histoire ou à son état de santé mental durant toutes ces années. Aujourd’hui, à part l’hôpital psychiatrique, Ismaël n’a plus d’horizon. » Prochaine audience le 14 janvier.