Justice : le constat au vitriol du juge Lambert

216 pages de critiques désabusées du monde judiciaire. C’est, en somme, ce que nous sert le magistrat Jean-Michel Lambert dans un livre en forme de coup de gueule. Intitulé De combien d’injustices suis-je coupable ?, l’ouvrage, qui sera publié le 4 septembre aux éditions du Cherche-midi, fait déjà polémique. Avant d’étaler dysfonctionnement sur dysfonctionnement de la justice, le juge consacre en effet son premier chapitre à l’affaire Gregory Villemin, nom de ce petit garçon enlevé et tué, sans que l’affaire n’ait jamais été résolue.

Au mois de novembre 1984, Jean-Michel Lambert inculpe Bernard Laroche, avant de le faire libérer quelques mois plus tard. Peu après sa sortie de prison, le principal suspect de l’affaire se fait tuer de sang-froid par le père du petit Grégory. Jean-Michel Lambert s’apprêtait alors à rendre une ordonnance de non-lieu. Le juge d’instruction, persuadé de l’innocence de Laroche, s’estime coupable de cette tragédie. Il raconte : « Ma carrière s’est fracassée dans un accident majeur dont je ne me suis jamais remis. » « Épilogue abominable pour cet homme âgé de 30 ans, un citoyen ordinaire pris dans la nasse judiciaire par un tragique concours de circonstances. Je suis l’un des artisans de cette abjection », ajoute-t-il.

 Justice pour les riches

C’est ici, pour le juge désemparé, que la grande désillusion commence. Page après page, le magistrat raconte ses dilemmes, dézingue la justice de notre pays. Personne n’y échappe : politiques, magistrats, avocats, établissements de crédit… La critique est acide. « Parfois, seul un portefeuille bien garni aide au rappel des textes… », écrit le juge. Citant le cas de ce chef d’entreprise flashé à 214 km/h sur l’autoroute et qui a pu se payer un avocat parfait connaisseur de la procédure pour obtenir l’annulation de son P-V d’audition. Et donc, sa relaxe. Et Jean-Michel Lambert de s’interroger : « Combien de citoyens condamnés pour la même infraction ont regretté, souvent faute de moyens, de ne pas avoir été assistés d’un défenseur procédurier ? »

Dupond-Moretti, « l’homme aux 100 acquittements » ? « Combien de pauvres bougres, qui n’avaient pas les moyens d’être assistés du célèbre ténor ou d’un de ses confrères (…) purgent aujourd’hui de longues peines alors qu’ils sont innocents ? Je crains que la réponse ne soit effroyable… », soutient-il. Le juge angoisse en repensant aux personnes qu’il a, dans sa carrière, envoyées derrière les barreaux sur la foi de faux témoignages. Ou sur la parole d’experts parfois douteux : « Lorsque la liberté et la dignité d’une personne sont en jeu, l’influence des experts est effrayante », lâche encore le juge. Dénonçant sans cesse le refrain un peu usé de la justice pour les riches, et de l’injustice pour les pauvres.

Les peines plancher, une « aberration »

Pour Jean-Michel Lambert, les peines plancher (peines minimales en cas de récidive et pour certains délits), supprimées par Christiane Taubira, sont une « aberration », une source d’une « terrible injustice ». Alors que certains délinquants écopaient d’une peine de prison particulièrement sévère, d’autres échappaient à la prison ferme, affirme-t-il. Car les juges, pour ne pas avoir à prononcer systématiquement de peines plancher, avaient pris l’habitude d’infliger des peines de prison assorties de sursis avec mise à l’épreuve.

Autre aberration, selon lui, le « mur des cons » du Syndicat de la magistrature (SM). « Le point commun à tous ces cons, pour la plupart des gens de droite, était de militer pour un traitement sévère de la récidive (…) Curieuse conception de l’humanisme que celle de traiter de cons des adversaires politiques et surtout deux pères effondrés par la perte de leurs filles », lâche le juge. Qui conclut : « Compte tenu de leurs convictions bien tranchées, ces différents collègues sont-ils en mesure de toujours garantir aux justiciables les règles d’un procès impartial ? J’en doute. »

La justice, indifférente au sort des victimes ?

Au final, c’est bel et bien le portrait d’une justice qui ne s’occupe pas des victimes que Jean-Michel Lambert dresse dans son livre. Malgré l’humanité que les juges cherchent à injecter dans leurs décisions. Victimes d’erreurs judiciaires, d’abord. « Quand la justice brise des existences, son devoir ne serait-il pas d’aider les victimes à se reconstruire totalement ? » s’interroge-t-il. Pourtant, les indemnisations restent dérisoires en France, et fluctuent énormément d’un cas à l’autre. Si un Loïc Sécher* parvient à arracher quelques centaines de milliers d’euros, cela reste une exception.

Acerbe, le juge poursuit : « On l’aura compris : pas question de compter sur les plus hauts magistrats du pays pour flouer l’État d’un seul centime d’euro. Si on est victime d’une erreur judiciaire, mieux vaut être fonctionnaire ou salarié depuis des années dans la même entreprise que rempailleur de chaises. » Car l’indemnisation se calcule selon les opportunités professionnelles que l’on aurait pu avoir avant d’être emprisonné. Comme si le fait de vivre à tort une détention n’était pas déjà un préjudice en lui-même.

On préfère laisser les petites gens se mettre la tête sous l’eau »

La dernière balle du juge – outre les honoraires d’avocats ou la faible efficacité de la commission d’indemnisation des victimes d’infraction – sera tirée contre les établissements de crédit. Juge d’instance, Jean-Michel Lambert a vu les familles les plus modestes connaître le surendettement à cause de crédits revolving, où les enseignes ne vérifient jamais la solvabilité de leurs clients. La solution de Benoît Hamon, qui consistait à créer un « registre national des crédits aux particuliers » a été censurée par le Conseil constitutionnel au nom de la protection de la vie privée. Jean-Michel Lambert s’agace : « Simple, efficace, mais nuisible à l’économie. On préfère laisser les petites gens se mettre la tête sous l’eau. »

Et l’auteur de ce constat au vitriol de poursuivre : « Notre société fabrique chaque jour de nouvelles victimes d’injustices, méprisées et sacrifiées sur l’autel d’une économie sans âme. Les juges sont les dindons de la farce (…) manipulés par les établissements de crédit, sous le regard faussement compatissant du législateur. Pas de quoi se rengorger de porter la robe. »

Par MARC LEPLONGEON

* Condamné en 2003 pour un viol qu’il n’a pas commis, Loïc Sécher, ancien ouvrier agricole de Loire-Atlantique, a finalement été réhabilité.

source : Lepoint.fr
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