Justice : les juges d’instruction vont-ils trop loin ?

L’effondrement des dossiers d’accusation lors des procès Bettencourt et DSK pose question sur les pouvoirs accordés à cette fonction. Entretien.

Des dizaines de tomes de dossiers empilés dans la salle d’audience, le fruit de longs mois d’instruction, dont le contenu s’est amplement effondré au fil des journées d’audience, c’est l’image qui restera des procès Bettencourt et Carlton. Les relaxes requises pour nombre de protagonistes dans ces affaires, dont Éric Woerth pour la première et Dominique Strauss-Kahn pour la seconde, posent question sur le rôle des juges d’instruction. Leurs pouvoirs sont-ils excessifs ? Faut-il supprimer la fonction ? Notre système inquisitoire est-il à bout de souffle ? Réponses avec Jean-Pierre Allinne, professeur émérite d’histoire du droit à l’université de Pau et au Centre aquitain d’histoire du droit-Bordeaux-IV.

Le Point.fr : Le juge d’instruction est-il encore, comme le présentait Balzac, « l’homme le plus puissant de France » ?

Jean-Pierre Allinne : Il ne l’a jamais été. Balzac se trompe dans ses Splendeurs et misères des courtisanes. Dès 1808 et l’instauration du Code d’instruction criminelle de Napoléon, et cela, jusqu’au nouveau Code de procédure pénale de 1958, le juge d’instruction ne fut qu’un « officier de police judiciaire », comme les maires ou les commissaires de police, placé sous les ordres du procureur. C’est ce dernier, incarnant la poursuite publique et dirigeant une première enquête sous le contrôle théorique et lointain du garde des Sceaux, qui fut cet « homme le plus puissant de France ».

En outre, le juge d’instruction est depuis 1808 et encore aujourd’hui contrôlé par une instance collégiale issue de la cour d’appel, la chambre d’accusation. Il n’est dès lors pas étonnant que l’on ait songé dès le début du XXe siècle à remplacer l’enquête du juge d’instruction par celle du parquet, sur le modèle américain où l’attorney apparaît comme partie au procès, représentant la victime et doté de puissants moyens d’enquête. Le président Sarkozy avait évoqué cette possibilité en janvier 2007. Fin 2009, le rapport du Comité Léger s’inscrit dans ce courant de réforme centenaire visant à confier l’enquête au parquet. Et l’arrêt Medvedyev de la Cour européenne des droits de l’homme désavouera en 2010 le système hybride français, mi-inquisitoire, mi-accusatoire, estimant que le procureur français n’est pas un « vrai magistrat » au sens où la Charte européenne comprend l’indépendance de la magistrature.

L’affaire Villemin, le dossier d’Outreau et plus récemment la série de relaxes requises dans les affaires Bettencourt et de l’hôtel Carlton ne révèlent-ils pas les pouvoirs excessifs des juges d’instruction ?

Je ne pense pas. Le pouvoir d’investigation du « petit » juge d’instruction – ou juge « rouge », selon certains – dans les affaires politico-financières est bien réel depuis l’affaire Chapron, un chef d’entreprise poursuivi par le juge d’instruction De Charrette en 1975 pour homicide involontaire lors d’un accident du travail. Plus récemment, l’instruction d’affaires politiquement sensibles par des héritiers des « petits juges », comme Renaud Van Ruymbeke en 2007 dans l’affaire Clearstream ou bien les trois magistrats instructeurs en charge en 2013 de la plainte contre l’arbitrage dans l’affaire Tapie, rappelle le poids de la tentation inquisitoriale et le risque sous-jacent de populisme judiciaire. Une telle tentation justicière ne paraît plus possible de nos jours où le magistrat instructeur est enserré dans un carcan de règles procédurales.

Mais ce succès effectivement nouveau n’est explicable que par l’accueil favorable du public et la crise de confiance des citoyens envers les élites politiques. On a reporté sur la justice des questions de pratiques politico-financières, notamment de financement des partis, et de légitimité qui, avant les années 80, auraient été traitées par voie de presse ou de débats au Parlement. Les pouvoirs du juge d’instruction sont depuis les lois procédurales consécutives au séisme judiciaire d’Outreau doublement limités : par la collégialité découlant de la création de « pôles de l’instruction » et, en appel, de la chambre d’accusation et, par la collégialité, découlant de la possibilité de co-saisine de juges sur une affaire. Reste que l’introduction par la loi du 5 mars 2007 d’éléments de procédure a considérablement rallongé les délais de clôture des instructions.

Pourquoi la fonction d’instruction subsiste-t-elle alors qu’elle est souvent discréditée ?

Le juge d’instruction est une institution qui n’a jamais convaincu. Sa fonction est en effet boiteuse, enquêter à charge et à décharge en même temps, « Maigret et Salomon », ironisait Robert Badinter. Deux raisons expliquent cependant la pérennité du juge d’instruction. D’abord, le souhait – légitime et partagé par une majorité de juristes démocrates – de conserver un système français assez favorable aux droits des victimes. La victime, c’est unique en Europe, peut déclencher elle-même une enquête en saisissant le juge d’instruction si le parquet a négligé ou écarté les poursuites. Cet élément de procédure me paraît capital. Il compense la politisation éventuelle des poursuites, ou plutôt des non-poursuites. Un scandale politico-financier pourra ainsi être dénoncé alors que la chancellerie souhaitait étouffer telle ou telle affaire.

La seconde raison réside peut-être dans un certain corporatisme du corps judiciaire. Le juge Burgaud à Outreau ne fut pas du tout contredit par les magistrats de la chambre d’accusation de Douai malgré les faiblesses évidentes de son dossier. Ce corporatisme qui a laissé subsister un juge d’instruction pourtant critiqué n’est pas nouveau. Il est lié à l’aspect du secret de l’enquête, conséquence du système inquisitoire hérité de l’Ancien Régime, et qui permettait en pratique au juge d’instruction d’agir seul sans mettre en cause ses collègues.

La contrepartie souvent avancée en cas de suppression de cette fonction serait d’accorder une indépendance au parquet. La proposition est-elle réaliste ?

OuiD’abord, parce que l’indépendance de l’enquête suppose une totale liberté d’inquisition de la part du procureur, et donc son inamovibilité. Jean-Paul Jean, ancien avocat général près la Cour de cassation et aujourd’hui premier président de chambre à la même cour, estime lui-même qu’un parquet indépendant renforcera la crédibilité du système pénal français. L’Italie a expérimenté avec succès l’indépendance du parquet. En Allemagne, qui a réformé l’enquête pénale en 1974, le Ministère public n’appartient pas à la magistrature.

Ensuite, un parquet indépendant serait techniquement plus efficace. Le professeur René Garraud développe le premier en 1904 les potentialités de l’enquête parquetière. Il souligne que le procureur dispose déjà de l’appui de la police judiciaire. Prudent et démocrate, il note : « Sans doute, on ne supprimerait pas le juge d’instruction, mais celui-ci interviendrait seulement pour autoriser et contrôler les actes nécessitant une contrainte personnelle. » Autrement dit, le principe d’un juge de l’instruction est déjà posé. Reste que certains spécialistes de la justice estiment que la fixation et le contrôle des politiques pénales gouvernementales supposent de disposer de procureurs non inamovibles afin de préserver l’unité d’application de la loi en France.

Notre système inquisitoire est-il dépassé ?

Oui, car, dans la pratique, notre système procédural est déjà mixte depuis au moins la loi de 2000 créant le juge des libertés, celle de 2007 sur les demandes d’actes et la révision constitutionnelle de 2008 introduisant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette dualité française, mi-inquisitoire, mi-accusatoire, se vérifie dans l’histoire. D’un côté, on peut distinguer un courant que l’on pourrait qualifier de libéral, modéré et anglophile. Ces défenseurs du comparatisme judiciaire recommandent une adoption plus franche du système accusatoire. Ils sont attachés à un « fond procédural minimum », jury de jugement, collégialité de la mise en détention provisoire, contradictoire dès l’instruction.

L’autre versant de notre tradition démocrate, que l’on pourrait qualifier de « souverainiste », se reconnaît davantage dans l’épisode montagnard de la Révolution, la défense de l’État primant celle de l’accusé que l’on garantira néanmoins par des procédures inspirées des droits de l’homme. Chaque système présente ses garanties et ses faiblesses.

Faut-il s’inspirer du modèle anglo-américain ? 

Non, rappelons que la victime n’est qu’un témoin dans le système américain, ne pouvant déclencher elle-même les poursuites. Quant à l’accusé, il devra financer le plus souvent de sa poche un avocat, l’aide juridictionnelle étant faible aux États-Unis et ne permettant donc pas de rémunérer des ténors du barreau seuls aptes à mener une contre-enquête et à produire des témoins crédibles. L’égalité des armes dépend en effet largement, dans le système accusatoire, de la qualité du défenseur, qualité qui suppose des moyens financiers et un rapport de force où les plus faibles ne sont pas favorisés. L’attorneyaméricain, procureur élu, pèse d’un poids que pourrait lui envier son homologue français. Notre système inquisitoire tente au contraire de faire contrôler l’accusation par un juge indépendant, garantie de professionnalisme que les pays où les juges sont élus connaissent moins.

Aucun pays n’a au demeurant trouvé la pierre philosophale depuis l’apparition des deux systèmes procéduraux. Notre système inquisitoire garantit à l’évidence un contrôle de l’accusation, péché dénoncé aujourd’hui par ses détracteurs. Le scandale de l’affaire Amirault aux États-Unis, une affaire voisine de celle d’Outreau, rappelle que les pays de common law ne sont pas à l’abri de tels dérapages, malgré la présence de citoyens dans le jury d’accusation.

Propos recueillis par 

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