La cellule individuelle en prison, un droit encore repoussé

La cellule individuelle en prison, un droit encore repoussé

Les détenus ne pourront pas réclamer de cellule individuelle avant 2020. Les députés ont en effet adopté en urgence, mardi 3 décembre, un nouveau report de l’application de l’encellulement individuel, afin de sortir l’Etat de l’inconfortable situation dans laquelle l’avait placé l’expiration du moratoire de 2009, arrivé à son terme le 25 novembre.

Pendant une dizaine de jours, l’Etat était ainsi légalement obligé de fournir une cellule individuelle à tout détenu le demandant. Un principe toutefois inapplicable, en raison du manque de places disponibles dans les établissements pénitentiaires. Décryptage d’un paradoxe au sein du système carcéral français depuis 1875.

  • Combien de fois l’application du principe de l’encellulement individuel a-t-elle été reportée ?

Le principe de l’encellulement individuel est aussi vieux que la IIIe République. Il est en effet rentré dans la loi le 5 juin 1875, grâce à la loi Bérenger qui prévoit, dans son article 1, cette idée fondamentale de séparer de jour et de nuit les inculpés, prévenus et accusés. L’idée sous-jacente de cette fin de siècle est que la prison collective est l’école de la récidive et que seul l’isolement peut éviter la « contagion morale » entre les détenus. A l’époque, l’isolement est donc considéré comme une sorte de punition, alors qu’aujourd’hui, il s’agit de respecter la dignité humaine et des conditions de détention acceptables.

La loi prévoyait également que toutes les nouvelles prisons respectent cette organisation par cellule. Manque de crédits et de volonté politique : la réforme peine à s’appliquer et est stoppée par la première guerre mondiale. Selon un dossier constitué par l’école de l’administration pénitentiaire, en 1927, on recense seulement 70 prisons « cellulaires » sur 160 établissements.

Le principe de l’encellulement individuel revient sur le tapis après la Libération, en 1945, avec la réforme des institutions pénitentiaires, dite loi Amor, cette fois dans un souci de réhabilitation du condamné au moment de sa libération – mais son application se fait toujours attendre. En outre, quelques années plus tard, le code de procédure pénale de 1958 introduit des dérogations « à titre exceptionnel et provisoire », « en raison de la distribution intérieure » ou de l’« encombrement temporaire » des établissements ou des « nécessités de l’organisation du travail ». Autant de portes de sortie pour les établissements ne pouvant pas appliquer le principe.

En 2000, l’encellulement individuel refait surface au détour de la loi renforçant la présomption d’innocence, cette fois de manière ambitieuse. La règle est affichée comme l’une des priorités des commissions d’enquête parlementaires sur les prisons, qui avaient dénoncé, en juillet de la même année, une situation carcérale « humiliante pour la République » et « indigne de la patrie des droits de l’homme ». Et le texte entend supprimer, dans l’article 716 du code de procédure pénale, les dérogations prévues « en raison de la distribution intérieure des maisons d’arrêt ou de leur encombrement temporaire », afin de rendre ce texte enfin opérationnel.

Mais la volonté politique cède le pas à la réalité de la situation carcérale. Et les législateurs préfèrent alors accorder un délai de trois ans à l’application de cette règle, afin que l’Etat ne se retrouve pas en situation d’illégalité. Il s’agit du premier d’une série de trois (et bientôt quatre) reports. En effet, la règle est encore repoussée de cinq ans en 2003, tablant sur la fin d’un programme de construction de 13 200 places de prison supplémentaires d’ici à 2009. Mais cette année-là, le rapporteur du projet de loi révèle que 31 % des nouvelles cellules étaient collectives. Un nouveau moratoire de cinq ans est alors adopté.

En 2014, même écueil. Au 1er octobre, la capacité opérationnelle d’hébergement des centres de détention était de 58 054 places pour 66 494 détenus, soit un taux de surpopulation de 114,5 %. Le 17 novembre, la garde des sceaux a annoncé dans un message aux agents du ministère de la justice que le parc pénitentiaire serait porté à 63 500 places d’ici à 2017 et qu’un nouveau programme immobilier de 3 200 places supplémentaires était en projet. Mais seule une réforme pénitentiaire ambitieuse parviendrait à endiguer le problème. En attendant, l’Assemblée a adopté un nouveau moratoire expirant fin 2019. Selon le député socialiste Dominique Raimbourg, l’objectif d’une cellule individuelle pour 80 % des détenus ne sera pas réalisé avant 2022.

  • Qu’est-ce qu’une cellule individuelle ?

Prôner l’encellulement individuel ne signifie pas assurer une cellule à chaque détenu, loin de là. La cellule individuelle revêt une simple notion d’espace : moins de 11 mètres carrés pour une personne. La circulaire du 16 mars 1988 fixe un barème très clair :

– jusqu’à 11 m² : 1 place

– plus de 11 à 14 m² inclus : 2 places

– plus de 14 à 19 m² inclus : 3 places

– plus de 19 à 24 m² inclus : 4 places

– plus de 24 à 29 m² inclus : 5 places

– plus de 29 à 34 m² inclus : 6 places

– plus de 34 à 39 m² inclus : 7 places

– plus de 39 à 44 m² inclus : 8 places

– plus de 44 à 49 m² inclus : 9 places

– plus de 49 à 54 m² inclus : 10 places

– plus de 54 à 64 m² inclus : 12 places

– plus de 64 à 74 m² inclus : 14 places

– plus de 74 à 84 m² inclus : 16 places

– plus de 84 à 94 m² inclus : 18 places

– plus de 94 m² : 20 places

Selon le rapport rendu par Dominique Raimbourg le 2 décembre, la France compterait 49 681 cellules au 1er octobre 2014, dont 40 857 « individuelles », au sens de la circulaire de 1988. Ce que ce rapport ne précise pas, c’est le nombre de cellules comprises entre 9 et 11 mètres carrés. Dans le commentaire accompagnant les règles pénitentiaires européennes (voir p. 25), on peut lire : « Bien que le CPT [Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants] n’ait jamais établi directement de telle norme, il y a des indications qu’il considère de taille souhaitable une cellule individuelle de 9 à 10 mètres carrés ». Ce texte, certes non coercitif, indique bien qu’en-dessous de 9 mètres carrés, une cellule est jugée trop petite.

Il faut aller chercher le rapport établi par le même Dominique Raimbourg et Sébastien Huyghe le 23 janvier 2013 sur la base de données de l’administration pénitentiaire au 1er août 2012 pour trouver la répartition des cellules par surface. Il s’avère alors que seules 31 080 cellules font entre 9 et 11 mètres carrés en France (63 % des cellules), soit des surfaces respectant les normes française et européenne. Par ailleurs, toujours selon le rapport Raimbourg de 2014, seules 26 341 personnes étaient seules en cellule au 28 octobre 2014 (40 % de la population détenue).

  • Combien de détenus en surnombre ?

Dans ses statistiques, l’administration pénitentiaire différencie bien la capacité théorique d’hébergement – c’est-à-dire la somme des places hors cellules d’isolement et disciplinaires – de la capacité opérationnelle, c’est-à-dire la capacité théorique « diminuée des places momentanément rendues indisponibles en raison de travaux pour une durée supérieure à un mois ». Selon ce comptage, la population détenue est, au 1er octobre 2014, de 66 494 personnes pour une capacité théorique de 58 794 places et une capacité opérationnelle de 58 054 places. Soit une surpopulation de 8 440 personnes en 2014.

Pourtant, selon le directeur de recherche au CNRS Pierre-Victor Tournier, ces statistiques ne prennent pas en compte les 3 724 places inoccupées dans les établissements pénitentiaires, qui représentent 6,4 % de la capacité opérationnelle. On arrive alors à un total de 12 164 détenus en surnombre, soit 18,3 % de la population carcérale.

Comme l’explique M. Tournier, les raisons justifiant qu’une place soit inoccupée sont multiples : mise en service de nouveaux établissements, manque de surveillants ayant pour effet de limiter de fait la capacité, problème de sécurité dans les établissements pour peine, capacités supérieures aux besoins locaux, mauvaise gestion des affectations en maison d’arrêt par le parquet, ou encore mauvaise gestion des affectations en établissement pour peine par la pénitentiaire. Un phénomène qui a pour conséquence de sous-estimer un peu plus encore la réalité de la surpopulation carcérale.

  • Quels établissements ont la plus grande densité carcérale ?

D’une manière générale, la plus grande densité carcérale se retrouve dans les maisons d’arrêt, c’est-à-dire les établissements détenant les prévenus en attente de jugement, les condamnés attendant l’attribution d’un établissement ad hoc (centres de détention ou maison centrale), ou encore les détenus n’ayant plus qu’une peine inférieure à un an à effectuer. Selon le rapport de Dominique Raimbourg sur l’encellulement individuel publié le 2 décembre, la densité carcérale y est de 131,5 % contre 93,9 % en centre de détention, et pour une moyenne générale, tous types d’établissements confondus, de 114,5 %.

Sur la carte ci-dessous figurent les établissements ayant une densité carcérale supérieure à 150 %. Parmi les sept centres de détention ayant une densité supérieure à 200 %, on ne trouve par ailleurs que des maisons d’arrêt, exception faite du quartier centre de détention du centre pénitentiaire de Faa’a-Nuutania, en Polynésie française. A noter que le quartier maison d’arrêt du même centre pénitentiaire atteint, lui, la densité carcérale alarmante de 318,5 %, soit la plus élevée en France.

Dans leur rapport de commission d’enquête sur les conditions de détention en France publié en 2000, les sénateurs Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel soulignaient d’ailleurs en ces termes cette différence de traitement entre les maisons d’arrêt (courtes peines et prévenus) et les centres de détention (longues peines) :

« Au fond, ce sont des rapports de force qui expliquent que les taux d’occupation sont bien souvent de 80 ou 90 %, voire moins, dans les établissements pour peines alors qu’ils peuvent atteindre 200 % dans les maisons d’arrêt. Parce que les entrées et les sorties sont extrêmement nombreuses dans les maisons d’arrêt, des explosions sont moins à redouter et les prévenus deviennent la variable d’ajustement du système carcéral français. »

La surpopulation en maison d’arrêt serait donc plus tolérable pour l’administration en raison du turn-over des détenus. Et les risques d’émeutes moindres.

  • Quels recours possibles pour les détenus ?

Pendant une dizaine de jours, les détenus ont eu la possibilité d’attaquer l’administration pénitentiaire afin de lui réclamer des dommages et intérêts pour non-application du principe de l’encellulement individuel. La chancellerie avait même prévu une enveloppe de 20 millions d’euros pour assurer ces éventuels dédommagements. Si la fenêtre de tir s’est refermée avec l’adoption d’un nouveau délai, des recours existent toujours, et notamment les recours indemnitaires.

Ces derniers se fondent sur la reconnaissance d’un préjudice. Il s’agit alors pour le prévenu de prouver un cumul d’éléments justifiant sa situation dégradante, comme la promiscuité, le manque d’hygiène, etc. Dans le meilleur des cas, le détenu touchera un millier d’euros ou sera transféré, entraînant un éloignement de la famille et de l’avocat.

Par ailleurs, le recours contre un préjudice peut s’engager dans les quatre mois qui suivent la réalisation dudit préjudice. Malgré l’expiration du moratoire, les détenus ont toujours la possibilité de justifier de leur situation dégradante.

« Le problème, c’est que le détenu peut obtenir une indemnité, mais pas un changement de sa situation. C’est une procédure faute de mieux, car le juge ne peut pas imposer l’encellulement individuel, explique Nicolas Ferran, juriste à l’Observatoire international des prisons. La question à poser est donc comment faire sortir les gens de prison et travailler sur les petites peines, ou d’autres types de sanction que la détention. »

  • Quelle situation en Europe ?

La France n’est pourtant pas le pire élève d’Europe. Un rapport du Conseil de l’Europe publié en mai 2013 révélait que la moitié des pays européens étaient en situation de surpopulation carcérale. En tête des prisons les plus peuplées, on trouve la Serbie (157,6 %), la Grèce (151,7 %) et l’Italie (147 %), pour une moyenne européenne de 99,5 détenus pour 100 places. La France arrive 11e de ce classement, et se place au 7e rang des pays ayant connu la plus forte progression de sa population carcérale, c’est-à-dire + 7 % entre 2002 et 2011.

Le taux d’incarcération en France est inférieur à la moyenne européenne, avec 99 détenus pour 100 000 habitants, à balancer entre les extrêmes islandais (50 détenus pour 100 000 habitants) et géorgien (541,2 détenus pour 100 000 habitants). Mais la France est, après le Bénélux, Malte et la Macédoine, l’un des pays où l’on enregistre le plus de suicides en prison (15,5 suicides pour 10 000 détenus en 2010).

source : lemonde.fr
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