Le jury de consensus recommande que l’emprisonnement cesse d’être la peine de référence. La prison reste néanmoins irremplaçable. Entretien avec Pierre-Victor Tournier.
Par LAURENCE NEUER
Le jury de la conférence de consensus chargée de réfléchir aux moyens de lutter contre la récidive a remis, mercredi, ses recommandations au Premier ministre et à la ministre de la Justice. La première d’entre elles vise à faire de la prison une peine parmi d’autres, « prononcée seulement lorsqu’il est établi qu’elle est indispensable à la sécurité de la société ». Pour le spécialiste de démographie pénale Pierre-Victor Tournier, qui a contribué à cette réflexion pluridisciplinaire, la première façon de lutter contre la surpopulation carcérale et la récidive est de réduire la délinquance et la criminalité. Et cette tâche relève, avant tout, du ministère de l’Intérieur. Sur le registre de la « juste » peine, l’expert prône la création d’une nouvelle peine, la contrainte pénale appliquée dans la communauté (CPC), peine non carcérale qui s’accompagne – si nécessaire – d’interdits, d’obligations, de mesures de surveillance et de « traitement » en lien avec la nature des faits sanctionnés, ainsi que d’un accompagnement social. Cette peine est également préconisée par le jury de consensus. La prison reste néanmoins, selon l’expert, une « nécessité pour la République ». Le Point.fr l’a interrogé.
Le Point.fr : Le titre de votre livre « La prison, une nécessité pour la République » (éditions Buchet & Chastel) ne comporte pas de point d’interrogation. Pourtant, les experts de la conférence de consensus constatent que cette peine n’est pas dissuasive ou, tout au moins, ne réduit pas la récidive. Qu’en pensez-vous ?
Pierre-Victor Tournier : « La prison, une nécessité pour la République » n’est pas, pour moi, une question, mais une réponse. C’est ce que je pense après avoir travaillé des années sur le sujet. Dans mon livre, je cite un sondage d’opinion réalisé en 1995 : à la question « La prison devrait-elle être supprimée ? », 95 % des Français répondaient « non ». L’affaire est entendue, n’en déplaise aux abolitionnistes de la prison qui ont table ouverte dans les médias, au même titre que la droite populiste qui, à l’inverse, attend tout de la prison ! La prison n’a pas un effet dissuasif absolu. Si c’était le cas, il n’y aurait plus ni délits ni crimes ! Mais aucun expert n’est capable de mesurer cet effet dissuasif. Il est impossible de savoir, par exemple, sur une période d’un an, combien de personnes ont été dissuadées de commettre un délit ou un crime par l’épée de Damoclès « prison ». On ne peut pas davantage démontrer, statistiques à l’appui, que la prison « ne réduit pas la récidive » : toujours est-il que 60 % de ceux qui en sortent n’y retournent pas dans les 5 ans qui suivent. Cela ne m’empêche pas de prôner le développement de sanctions non carcérales pour certains délits, à côté de la prison.
Mais aucune sanction n’assure la neutralisation totale des délinquants dangereux ni n’apaise les peurs collectives (de représailles ou autres) comme le fait la privation totale de liberté…
La neutralisation n’est pas une horreur, en démocratie ; c’est d’ailleurs la première fonction de la prison. En 1975, plus de 50 % des condamnés détenus purgeaient leur peine pour vol simple (sans violence). Ils sont aujourd’hui moins de 10 % ; plus des deux tiers ont été condamnés pour des « atteintes aux personnes », des atteintes au corps de l’autre, directes (violences volontaires, agressions sexuelles, homicides) ou indirectes (trafics de stupéfiants). On ne peut pas laisser l’agresseur et l’agressé dans le même espace. L’agressé doit être protégé de l’agresseur. Ce dernier doit être « neutralisé » pour un temps, dans le respect de l’État de droit, dans le respect des valeurs de la République.
La prison protège-t-elle aussi contre la vengeance privée ?
Effectivement, la prison peut aussi jouer un rôle protecteur vis-à-vis de la personne poursuivie ou sanctionnée pour un délit ou un crime, à condition que la sécurité de tous soit assurée en prison. Ce qui est loin d’être le cas : en 2010, on a recensé 7 800 agressions entre détenus et l’on meurt en prison. Je vous renvoie au chapitre de mon libre intitulé « Tous n’en sortiront pas vivants ».
Quels sont les ingrédients essentiels pour qu’une prison remplisse sa mission de réinsertion : le travail ? La formation ? Un meilleur encadrement des détenus ? Le sport ?
Le mot « réinsertion » n’est pas forcément le mot juste. Je préfère l’expression utilisée par l’article 1 de la loi pénitentiaire de 2009 qui se réfère elle-même aux recommandations du Conseil de l’Europe sur le sujet : il s’agit de « préparer » le condamné à une « vie responsable et exempte d’infraction pénale ». Qu’est-ce qui joue dans cette préparation ? Le travail, bien sûr, mais aussi la formation générale et professionnelle, les activités culturelles et sportives, la réflexion sur les droits et les devoirs exigés par le projet républicain, cette question de responsabilité se jouant dès le début de la détention.
Que pensez-vous de l’idée de développer le droit d’expression des détenus qui serait, d’après le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), l’un des points faibles de la période d’incarcération ?
Il faut effectivement permettre, en l’encadrant, l’expression collective des détenus. L’expert suédois Norman Bishop parle de comités consultatifs de détenus, qui se réunissent sous l’autorité des personnels pénitentiaires, et qui discutent de tout ce qui les concerne dans la détention (à l’exception des questions de sécurité). Ces comités existent dans nombre de pays européens (Angleterre, Suède, Danemark, etc.). Ce type d’initiative réduit la violence en détention, peut changer le climat d’un établissement et prépare les détenus à « une vie responsable ». Le risque pointé par certains est que des détenus utilisent ce droit d’expression pour s’imposer comme caïds et écraser les autres. Mais cette question du caïdat n’est pas propre à la prison. Et d’ailleurs, je rappelle qu’une expérience très positive a été faite à la maison d’arrêt de Rennes. En tout état de cause, quel que soit le type d’expérimentation, il est important d’y associer les personnels pénitentiaires.
Faudrait-il, pour faciliter la réinsertion, humaniser la prison de fin de peine, à l’image de ces établissements norvégiens où les détenus ont accès à Internet et au téléphone, bénéficient de permissions de sortie et peuvent aller travailler, étant précisé que la Norvège a l’un des taux de récidive les plus bas du monde ?
Pour la plupart des détenus, la sortie est au bout de la détention. Il faut prévoir un sas entre la détention totale et la libération totale qui fasse en sorte que ce retour à la liberté ne soit pas celui du loup dans le poulailler : c’est le rôle des permissions de sortie, puis de la libération conditionnelle trop rarement octroyée, et souvent trop tard dans la détention.
La vraie question n’est-elle pas celle du sens de la peine : quand la peine a-t-elle un sens ?
Quand elle prépare à une vie responsable et exempte d’infractions pénales. À cet égard, l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme est riche d’enseignements. Et on l’oublie souvent : « 1. L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. 2. Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »
Cette question des droits et des devoirs s’exprime aussi parfaitement dans la devise de notre République. Le sens de la peine concerne la société tout entière, qui a une part de responsabilité dans les infractions portant atteinte à sa tranquillité. « Nous n’avons pas le droit de faire porter sur une seule tête l’absolu de la responsabilité », disait Jean Jaurès dans son célèbre discours sur l’abolition de la peine de mort devant l’Assemblée nationale, le 18 novembre 1908. Naturellement, la responsabilité de la personne reste première.
Finalement, la prison est-elle, selon votre expression, « en première ligne ou en dernier ressort » ?
Tout dépend de la nature de l’infraction, du préjudice causé à la victime, du trouble causé à la société, du parcours personnel de l’auteur, etc. Par exemple, pour les auteurs de violences conjugales peu graves, je préconise la contrainte pénale appliquée dans la communauté (CPC), nouvelle sanction dont je demande la création depuis 2006. La sanction est appliquée « hors les murs » dans la communauté, le condamné peut se voir imposer des interdits, des obligations, des contrôles (plus ou moins contraignants), un programme de criminologie clinique. Pour les auteurs de violences conjugales, il peut s’agir de « groupes de parole » sur le modèle des groupes d’alcooliques anonymes. L’usage de cannabis est un autre exemple caractéristique qui devrait être sanctionné par la contrainte pénale communautaire, qui comporterait notamment l’obligation de suivre un traitement médical, d’assister à des séminaires sur les risques du cannabis sur le cerveau, etc. Comment se passer de la prison quand la société doit sanctionner les actes de terrorisme, la torture, le meurtre, le viol, les trafics internationaux sur les êtres humains, le vol qualifié (attaque à main armée par exemple), les vols avec violence répétés, le trafic de stupéfiants, le proxénétisme, les escroqueries ou abus de confiance d’une certaine ampleur, la corruption, etc. ? Oui, dans ces cas-là, la prison est un instrument nécessaire pour la République.