La tentation d’un « Patriot Act » à la française

Rien de pire, pour le droit, que ces moments d’intense unanimité, que cette vague d’émotion qui submerge la raison.

Or, le code pénal a les plus grandes difficultés à revenir en arrière. Les mesures exceptionnelles prises en temps de crise s’ancrent à jamais dans les textes : peu à peu, les procédures dérogatoires prennent le pas sur le droit commun. Faut-il un « Patriot Act » à la française, après les tueries de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes ? Le lobbying des policiers, c’est de bonne guerre, a commencé, pour faire oublier les failles du dispositif et réclamer plus de moyens.

Une réunion à l’Elysée consacrée à la sécurité intérieure devait avoir lieu lundi 12 janvier, mais l’idée même de « guerre au terrorisme » est inquiétante. Elle est entrée dans le droit positif aux Etats-Unis sept semaines après le 11-Septembre, par une résolution du Congrès. Elle consacre « la notion d’“ennemis combattants illégaux”, rappelle Mireille Delmas-Marty, professeure au Collège de FranceDes personnes qui ne bénéficient ni des garanties du droit pénal, parce que ce sont des ennemis, ni de celles des prisonniers de guerre, parce que ce sont des combattants illégaux ».

Le rôle du juge est marginalisé : c’est la guerre. Avec le Patriot Act, instauré par l’ordonnance du 13 novembre 2001, des commissions militaires deviennent des juridictions, et malgré la résistance de la Cour suprême, transgressent ouvertement le droit international. Les prisonniers de Guantanamo sont retenus et torturés à Cuba au seul gré des services américains, en marge de toutes les garanties minimales du droit américain ; l’ombre de ce droit d’exception est portée jusqu’en Europe, qui accepte d’accueillir des centres « d’interrogatoire » clandestins. La NSA, au nom de l’antiterrorisme, met en place un gigantesque réseau d’espionnage, qui s’étend jusqu’au téléphone d’Angela Merkel. Le Patriot Act, voté théoriquement pour quatre ans, a été prolongée deux fois, jusqu’en 2015.

En France, le gouvernement a déjà fait adopter la loi du 13 novembre 2014, qui prévoit l’interdiction de sortie du territoire des suspects candidats au djihad, et créé un délit d’« entreprise terroriste individuelle ». Les décrets d’application ne sont pas tous signés, mais il est clair que le nouveau texte n’empêche en rien les départs pour la Syrie et ne répond pas aux caractéristiques de la tuerie de Paris. Ce deuxième texte antiterroriste depuis le début du quinquennat – après une première loi défendue par Manuel Valls lui-même, lorsqu’il était ministre de l’intérieur – est le quinzième depuis 1986.
« Une faille »

Le premier ministre a indiqué le 9 janvier qu’il « sera sans doute nécessaire de prendre de nouvelles mesures », mais qu’« on ne va pas bâtir une législation dans la précipitation ». La pression est cependant forte pour aller plus loin. En témoigne l’analyse, dimanche 11 janvier au « Grand Rendez-vous » Europe 1 – i-Télé – Le Monde, de Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI) de 2008 à 2012, avant d’être limogé par la gauche.

Il assure que les Français, sur un renseignement américain, ont bien écouté l’un des frères Kouachi. « Mais ça ne donnait rien, et ensuite intervient le gros dispositif juridique qui existe en France : le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) vous dit de vous arrêter parce que l’objectif que vous avez demandé dans cette écoute n’apparaît pas ou n’est pas actif. » Pour le préfet, « c’est une faille du dispositif dans son ensemble. Le service de renseignement ne peut travailler qu’avec la boîte à outil qu’on lui fournit. Si vous devez réparer une 403, ça va, si vous devez réparer une BMW, il faut peut-être changer de boîte à outils ».

« Elever le débat »

L’image est forte, mais dissimule l’essentiel. La CNCIS n’est chargée que des écoutes non-judiciaires, et il existe une multitude de dérivations pour l’antiterrorisme. La Commission, une petite structure créée en 1991 après la pénible affaire des écoutes de l’Elysée, n’est composée que de trois magistrats, d’une secrétaire-comptable, d’une assistante et d’un chauffeur. La procédure est effectivement lourde : la Commission donne un avis, le premier ministre prend la décision, et c’est un tiers, le Groupement interministériel de contrôle (GIC), qui l’exécute.

Mais l’essentiel de l’antiterrorisme s’appuie sur la loi du 23 janvier 2006, qui contourne la CNCIS. Une « personnalité qualifiée » – en clair, un policier – donne l’autorisation de recueillir les données de connexion, principaux outils des enquêteurs. Son rôle a été prolongé par la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013 et ses compétences élargies : elle dépend, assez formellement, du premier ministre et n’est plus seulement compétente pour le terrorisme mais aussi pour la criminalité organisée ou la sauvegarde du potentiel économique, et la loi autorise la géolocalisation en temps réel.

« On est dans le domaine du terrorisme, insiste Bernard Squarcini, il faut savoir élever le débat et créer des régimes un peu dérogatoires ». Il réclame « une loi-cadre » et estime que le pays a perdu « deux ans et demi » (depuis le départ de Nicolas Sarkozy). Au contraire, « il n’y pas de vrais trous à combler, assure un magistrat antiterroriste. On a tous les outils, les attentats de 1995 ont donné lieu à l’association de malfaiteur terroriste ; ceux de 2001 permis de s’armer contre le financement du terrorisme et l’affaire Merah à viser les individus hors du sol français ».

Il est cependant incontestable qu’il faut nettoyer le dispositif légal. Une loi sur le renseignement est d’ailleurs dans les cartons et devait être examinée avant la fin du quinquennat. Deux voies restent ouvertes : soit un Patriot Act, soit un texte qui donne certes de larges moyens à la lutte antiterroriste, mais avec un contrôle en proportion.

Il était question, jusqu’à la semaine dernière, de transformer la CNCIS en Haute Autorité, chargée du contrôle des interceptions, des données de connexion et de la géolocalisation. Avec une procédure rapide, mais sur le principe sagement établi par la loi de 1991 : un avis d’une autorité indépendante, une décision de l’exécutif, une exécution par un tiers. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, disait Montesquieu, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » La IVe République, avec la guerre d’Algérie, n’en a pas tenu compte, elle en est morte.Franck Johannès

Franck Johannès &  Jacques Follorou 

 

source : lemonde.fr
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