Le « retard historique » de la justice française

Un rapport comparant les systèmes judiciaires européens a été rendu public ce jeudi. La France apparaît à la traîne sur bien des critères.

« En termes de budget alloué à la justice, la France a un retard historique par rapport aux pays comparables, qui ont beaucoup plus investi. » Jean-Paul Jean, président du Groupe de travail sur l’évaluation des systèmes judiciaires, a mis les pieds dans le plat jeudi lors de la présentation à la presse du rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ). Publié ce jeudi par le Conseil de l’Europe, il compare les systèmes judiciaires européens sur l’année 2012. Et à ce jeu, la France n’est pas un mauvais élève, mais il lui reste de nombreuses lacunes à combler.

Un bon point est d’emblée attribué à Christiane Taubira en matière d’accès à la justice : « Seuls la France et le Luxembourg prévoient la gratuité de l’action en justice », note le rapport. Une avancée à laquelle tenait la garde des Sceaux, qui a supprimé fin 2013 le droit de timbre de 35 euros dont chaque justiciable devait s’acquitter pour avoir accès aux tribunaux. Christiane Taubira n’a cependant pas encore trouvé de financement pérenne pour combler un trou estimé à plus de 60 millions d’euros…

 © CEPEJ Capture d'écran

 

Les efforts de la France en matière d’aide judiciaire ont également été salués. Si la Norvège ou les Pays-Bas sont encore loin, le Conseil de l’Europe considère que la France alloue l’aide judiciaire à un nombre élevé d’affaires tout en accordant des montants relativement importants, de l’ordre de 337 euros en moyenne (voir tableau). Une somme considérée par les avocats comme insuffisante au vu du temps passé (garde à vue, préparation du dossier, audience…) sur chaque affaire. À titre de comparaison, pour un volume plus ou moins équivalent, l’Irlande reste le grand champion, avec 1 373 euros accordés par affaire.

Tous les États disposent désormais d’un « mécanisme d’indemnisation en cas de dysfonctionnement judiciaire », se félicite le Conseil de l’Europe. La France prévoit ainsi des indemnisations pour durée excessive des procédures, non-exécution des décisions de justice, arrestations injustifiées ou encore condamnations injustifiées, même si les montants restent faibles. Les recordmen du genre en France sont Loïc Sécher (environ 800 000 euros pour sept ans passés en prison), Patrick Dils (un million d’euros pour quinze ans en prison) et Marc Machin (663 000 euros pour sept ans de prison). Mais leurs cas sont extrêmement rares. Et la France peine toujours autant à indemniser les détentions provisoires, c’est-à-dire les personnes suspectées à tort d’un délit ou d’un crime sans qu’il y ait eu de condamnation de quelque sorte que ce soit.

Des efforts, mais un budget justice encore insuffisant

 © CEPEJ Capture d'écran

Les choses se gâtent quant au budget alloué au système judiciaire. Globalement, le Conseil de l’Europe se félicite que la tendance européenne soit « toujours à la hausse ». « Dans la moitié des États, ajoute le rapport, la justice semble avoir été préservée budgétairement des effets de la crise, en particulier en (…) France. » Reste que celle-ci alloue à son système judiciaire (tribunaux, aide judiciaire et ministère public) des sommes faibles, de l’ordre de 61 euros par habitant en 2012. Soit moitié moins que l’Allemagne et les pays nordiques, et des sommes à peu près identiques à l’Irlande.

Entre 2008 et en 2012, la France accuse une des plus fortes baisses du nombre de tribunaux en Europe de l’Ouest, avec une diminution de 28,8 % ! « Il y a une véritable tendance à la rationalisation des tribunaux », explique Jean-Paul Jean. Une baisse étonnante qui s’explique par une spécialisation accrue des magistrats, et la réforme de la carte judiciaire de Nicolas Sarkozy, qui avait déclenché la grogne de nombreux tribunaux et personnels de justice. C’est un chantier de la garde des Sceaux, qui travaille sur un projet de justice de proximité et de « lieu d’accueil unique » pour tous les justiciables, quels que soient leurs contentieux. En clair : un citoyen pourra s’adresser à un greffier du tribunal de grande instance de Paris pour obtenir des informations sur son divorce en cours traité à Saint-Étienne.

 © Cepej Capture d'écran

 

Les magistrats français surchargés

 © CEPEJ

« Les juges travaillent beaucoup. Les procureurs, énormément », a lâché Jean-Paul Jean. Il note une grande amélioration de la justice française grâce à l’informatisation progressive de ses juridictions. Le personnel de justice reste sous-doté. La France comptait en 2012 10,7 juges professionnels pour 100 000 habitants, soit un des taux les plus faibles d’Europe, devant tout de même le Royaume-Uni qui n’en compte en moyenne que 3,6 !

Cela s’explique en partie par le fait que les juges siégeant aux prud’hommes ou dans un tribunal de commerce ne sont pas professionnels et sont issus du monde de l’entreprise (salariés ou employeurs). Quant aux procureurs, la France en compte moins… de 5 pour 100 000 habitants, une statistique qui la classe là encore dans le bas du tableau. Jean-Paul Jean souligne que « le parquet français est le plus chargé d’Europe, en termes de compétences et de cas ». Vous avez dit surcharge de travail ?

La parité n’est pas encore de mise non plus. La France compte toujours beaucoup plus de femmes juges (59,8 %). À l’inverse, les présidents de juridiction sont à 71,4 % des hommes ! Cela laisse penser que les postes à grande responsabilité sont toujours confiés au sexe masculin.

Une justice lente

Les données font également ressortir que les avocats sont mal répartis sur le territoire français. Alors que le barreau parisien est surchargé, le Conseil de l’Europe fait valoir qu’il n’y a que 85,7 avocats pour 100 000 habitants en France, soit le taux le plus faible d’Europe occidentale, juste après la Suède. « Il y a, par contre, une hausse du nombre d’avocats dans l’est de l’Europe, ce qui montre clairement que l’État de droit se développe. Toute personne qui a affaire à la justice a aujourd’hui droit à un avocat en Europe », soutient Jean-Paul Jean.

Malgré toutes ces lacunes, cela n’empêche pas les tribunaux français, en matière civile et commerciale, d’avoir un « clearance rate » à peu près stable. En clair : les tribunaux français bouclent quasiment autant de nouvelles affaires qu’ils n’en reçoivent. Problème : la durée des procédures est, en revanche, parmi les plus longues d’Europe de l’Ouest. La France a des difficultés à résoudre rapidement les affaires et sa situation reste « fragile », s’inquiète le Conseil de l’Europe. En témoigne la durée des procédures de divorce, pour lesquelles la France (580 jours) et l’Italie (plus de 600 jours) n’ont aucun rival. Là encore, la chancellerie a promis une loi de simplification des procédures. Elle devient urgente.

source : Lepoint.fr
Partagez :