«Libération» s’est rendu dans la prison «historique» de Marseille, symbole de vétusté et d’inhumanité, qui fermera ses portes en juin, ainsi qu’aux Baumettes 2, inaugurées en 2017. Ce centre pénitentiaire, présenté comme «moderne et digne» mais déjà engorgé, est loin d’améliorer les conditions de vie des détenus et le travail des gardiens.
Dans le jargon, on appelle ça un «moulon». Dans les faits, cela signifie qu’un homme a été lynché à mort. C’est ainsi que Ramses Aly Elsayed, 21 ans, a perdu la vie en décembre dans la cour des Baumettes 2 (B2) à Marseille. Le premier homicide dans un établissement flambant neuf (lire page 19). On repense aux mots enthousiastes du directeur interrégional des services pénitentiaires lors de l’inauguration, en mai 2017 : «Les détenus vont changer de siècle.» C’est plutôt une mise à mort moyenâgeuse qui a été filmée en direct par les caméras de surveillance. Sans que personne ne soit en mesure de l’empêcher. Sans qu’elle ne suscite de réactions outragées. Sans qu’elle ne provoque de remise en cause interne. Exactement du même type que celles qui ont pu se dérouler par le passé dans les angles morts de la prison voisine et quasi ancestrale des Baumettes historiques (BH).
Pour quelques mois encore, ce sont deux mondes qui se dressent côte à côte avec, d’une part, BH, prison mythique devenue le triste symbole de la vétusté et de l’inhumanité, qui fermera ses portes dans quelques semaines et, de l’autre, B2 «moderne et digne», fleuron de ces établissements rutilants censés remédier à la surpopulation. Autrement dit, les Baumettes, bouillon de misère. Et les Baumettes coquettes. En enquêtant sur cette hydre bicéphale, Libération a voulu questionner la façon dont on incarcère, le poids de l’architecture sur le sens de la peine, les conséquences de la surpopulation sur la vie des détenus. Sur les pas du député Gauche démocrate et républicaine (GDR) des Bouches-du-Rhône, Pierre Dharréville, nous sommes entrés dans le centre pénitentiaire afin de mieux en comprendre le fonctionnement et les difficultés. Comment peut-on encore y mourir en 2018 ? En parallèle, nous avons œuvré à découvrir ce qu’il est impossible de voir lors de la visite d’un élu : la peur derrière les portes ou le mal-être derrière les poignées de main. Plusieurs des témoins rencontrés hors visite officielle seront cités de manière anonyme.
«Cache-misère» aux Baumettes historiques
Au commencement, il y a cette situation géographique hors du commun qui pourrait passer pour une insolence de l’architecte : l’établissement a été construit dans les années 30, à proximité des calanques de Morgiou, dans un décor extérieur aussi grandiose que l’intérieur est aujourd’hui miséreux. Le directeur actuel, Guillaume Piney, récapitule : «Les Baumettes historiques ont pu accueillir jusqu’à 2 000 détenus, aujourd’hui ils sont moins de 600, tous condamnés. Ils sont dans des conditions mauvaises, disons qui ne correspondent pas aux standards acceptables…» Un euphémisme pour désigner un cauchemar long de quatre-vingts ans. Les Baumettes historiques fermeront leurs portes en juin – des transferts sont prévus vers d’autres établissements pénitentiaires de la région tels que Draguignan ou Aix-Luynes 2 – pour laisser place à Baumettes 3 (B3) à l’horizon 2021. Une façon de rayer l’abomination du paysage. Celle qui n’a cessé de susciter des constats alarmistes. Celle dont un surveillant disait dans Libé, en décembre 2012 : «C’est la pire prison que j’ai vue, et de très loin. La taule, c’est la taule : il n’y a rien de mieux pour casser un mec. Mais si, en plus, il débarque ici pour une première peine, c’est terrible. Ce n’est pas humain.»
En 1991, le Comité de prévention de la torture dénonçait «un traitement inhumain et dégradant» des détenus. En 2006, le Conseil de l’Europe parlait «d’endroit répugnant» dont la rénovation «ne peut plus attendre». En 2012, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, ressortait d’une visite profondément choqué par la crasse, les cafards et le délabrement. A tel point que fin 2012, le tribunal administratif de Marseille condamnait l’Etat à faire des travaux de grande ampleur. «Ils n’ont pas été faits : ils ont juste rajouté des cloisons pour séparer les toilettes du reste de la cellule ou mis un coup de peinture par-ci, par-là», insiste Amid Khallouf, coordinateur sud-est de l’Observatoire international des prisons (OIP). «Du cache-misère», confirme Olivier, surveillant CGT, en poste depuis 1995.
On le croit aisément en gravissant les escaliers décatis qui mènent au second étage du bâtiment A, où étaient initialement enfermés les détenus incarcérés pour des infractions à caractère sexuel. En haut, quelques mots sont inscrits au feutre noir sur un mur blanc : «J’aimerais être un corbeau, je suis mal dans ma peau.» Désormais, il ne reste plus que 37 détenus en attente de leur transfert vers le bâtiment B, «en moins mauvais état», selon le directeur. Pas de surveillant. Pas de vie. Pas de bruit. A part un léger écho de rap qui émane du bout de la coursive, il règne une ambiance de fin du monde. Lorsque Pierre Dharréville demande à s’entretenir avec un détenu, l’une des portes en bois s’ouvre sur ce qui relève davantage d’un cachot.
Des couvertures sont disposées en guise de paravent pour masquer la vue depuis l’œilleton. Apparaît un homme de 19 ans, cheveux bruns bouclés, jogging gris et tee-shirt rayé, debout devant une plaque chauffante allumée qui fait office de calorifère. Un lit triple rappelle des temps où trois détenus étaient entassés dans ces 8 m2. «Comment se passe la vie en détention ?» questionne l’élu. «C’est dur», souffle le garçon aux traits adolescents expliquant qu’il dort avec sa veste tellement il a froid. «Vous pensez que ça sert à quelque chose ?» «Ça fait réfléchir à ce qu’il ne faut pas faire», réplique-t-il, bon élève. Quand il sortira, dans une semaine environ, il voudrait «travailler, avoir des enfants et une maison, comme tout le monde». «Qu’est-ce qui est le plus dur ?» insiste Pierre Dharréville. «C’est de rester là.» La porte se referme.
Cellule «cercueil» et «bains de sang»
Avant la visite, Libération a pu entrer en contact par téléphone avec S., également incarcéré au bâtiment A avec les derniers Mohicans de cette taule d’un autre âge. Hors de la présence de la délégation, il parle plus librement. Désormais seul en cellule, il évoque «la peinture gonflée et les taches d’humidité», «les fils qui pendent partout et auxquels tu t’électrocutes». Puis résume en quelques mots : «Les gens appellent ma cellule « le cercueil » parce que le plafond est arrondi comme dans un cercueil.» La référence n’est pas fausse tant les Baumettes sont le fruit d’une architecture moralisatrice et répressive héritée du XIXe siècle, qui forge les prisons comme un lieu d’expiation. S. ne cesse de dire qu’il «a peur», raconte les couteaux qui tournent «partout». «C’est la prison la plus dangereuse que je connaisse et j’en ai fait quelques-unes, ajoute-t-il, d’une voix quasiment éteinte. Il y a eu des morts et des morts, elle est hantée.» Il a été témoin de «bains de sang» dans les douches collectives constellées de moisissures et surnommées «Apocalypse Now» tant elles sont devenues le lieu de règlements de comptes. Interrogée par Libération, une intervenante dans une association confirme la violence endémique : «J’ai rencontré des victimes de « moulons » dont un jeune homme avec une béquille. Il s’est pris un coup de couteau en promenade. Certains détenus restent tétanisés dans leur cellule, ne sortent plus, même pour prendre une douche.»
Au tournant des années 90, l’arrivée des caïds des cités a profondément bouleversé les rapports hiérarchiques. Fini le temps où régnaient les grands noms du milieu phocéen : «Mémé» Guérini, Tany Zampa, Francis le Belge. «J’ai 60 ans. On était des hommes d’honneur. Aujourd’hui les jeunes de quartiers n’ont plus de loi ni de morale. Ils sont capables de vous tuer pour un rien», relate un ancien détenu «fiché au grand banditisme» contacté par téléphone. Il conserve le même souvenir cuisant de son passage aux Baumettes en 2011. «J’étais à l’isolement. J’ai vécu avec des détritus et des rats, les douches sur le palier. C’est un monde à part. Rien que l’odeur pestilentielle qui vous saisit…»
De son côté, S. sera prochainement transféré vers le bâtiment B en attendant la fermeture de l’établissement. «Là-bas, ils se tuent pour un paquet de cigarettes. Des gens se balafrent tous les jours pour un rien», s’effraie-t-il. Quant aux conditions d’incarcération, elles n’y sont guère meilleures : «Les cellules sont complètement crasseuses. Je nettoie le sol, il y a des cafards. J’ai même trouvé des rats dans une poubelle, c’est écœurant, je n’ai jamais ressenti ça, ajoute-t-il. On est traité comme des animaux ici. Je comprends que les gens recommencent quand ils sortent. Moi, ce n’est pas uniquement ma liberté qu’ils m’ont enlevée, c’est tout le reste.»
Aux Baumettes 2, «tout est compliqué»
Désormais, tous les regards sont tournés vers les Baumettes 2, qui regroupent l’intégralité des services : l’unité de soin, les parloirs, la bibliothèque, la salle de sport… Depuis BH, on accède à l’avenir carcéral par un long tunnel en béton gris, sorte de voyage dans le temps qui s’achève dans un halo de lumière. Le contraste est saisissant : ici, les murs sont blancs et verts pomme, entourés de quelques timides bosquets. On entend des cris d’une fenêtre à l’autre, on voit les «yoyos» constitués de bouts de draps qui flottent au vent. L’intérieur exhale l’hôpital avec son sol en lino jaune, ses portes colorées et ses vastes coursives épurées. Même l’acoustique est différente : les bruits sont faibles, presque étouffés. Pierre Dharréville sourit en évoquant la série de science-fiction Trepalium qui met en scène une société où les chômeurs et les actifs sont séparés par un mur. Ici, on est censés être du «bon côté».
Lors de l’inauguration, l’ancien garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, a souligné qu’on «respecte la philosophie de la peine» : «Payer sa dette mais surtout avoir un temps pour se reconstruire pour revenir dans la société.» En filigrane, la célèbre phrase de Valéry Giscard d’Estaing : «La prison, c’est la privation de la liberté d’aller et venir et rien d’autre.» Pas l’effroi et la terreur, pas la privation de dignité, pas les cellules «cercueil».
Même les architectes des Baumettes nouvelle génération évitent d’employer le champ lexical de l’enfermement. Sur le site du projet, il est écrit : «L’air, l’espace et la lumière naturelle sont le fer de lance du parti architectural de ce projet. C’est une prison qui respire.» Il n’est pas certain que les détenus massés à deux dans 8 m2 soient du même avis… A B2, ils sont en effet 850 prévenus – c’est-à-dire en attente de leur procès – pour 573 places. Olivier, surveillant CGT, précise : «A l’origine, le principe de l’encellulement individuel devait prévaloir. Sauf que dès que ça a ouvert, les cellules étaient déjà doublées…» Le directeur, lui, a une formule qui résume bien la situation : «Une maison d’arrêt est un hôtel qui n’affiche jamais complet.» Ici, progrès notable, les douches sont dans les cellules. Celles-ci sont rutilantes avec étagères intégrées, lits superposés – à la place des lits simples – et un petit bureau au vernis jaune criard. Soit un style «camping-car» pour reprendre les termes d’Olivier. Mais, à deux détenus dans un espace aussi confiné, l’atmosphère devient étouffante. Il ne reste aucun endroit pour circuler, obligeant chacun à rester allongé sur son lit. Derrière une porte, D., avec ses lunettes rafistolées, son jogging bleu et son air perdu, explique à Pierre Dharréville que «ça se passe très mal». «C’est le souk dans ma tête», lance-t-il en jetant un regard éperdu autour de lui. En larmes, il se désole : «Regarde comme c’est petit !» Lors de la visite, Olivier précise : «Environ 30 % des détenus souffrent de problèmes psychiatriques. Ces gens n’ont pas leur place en prison.»
Comme pour illustrer les statistiques, un jeune homme, l’air hagard derrière ses lunettes rondes, erre dans un couloir en attendant un rendez-vous médical. Il murmure qu’il est incarcéré avec de «faux détenus juste là pour la castagne». Il y a aussi cet autre prisonnier devenu paranoïaque entre les murs : «Un détenu menace ma famille, il veut me tuer. Je suis observé dans ma cellule, on regarde tout ce que je fais tout le temps», dit-il. Tous les personnels interrogés dépeignent une prison «déshumanisée», «mal pensée». «Certes, c’est neuf, il n’y a pas de bruit et tout est propre. Mais il n’y a plus de vie collective pour les surveillants. Et tout est compliqué, le moindre déplacement prend un temps fou. On a complètement perdu le côté humain des Baumettes historiques», déplore Olivier. Il n’y a qu’à voir la promenade sans table ni banc. Ou les nombreux sas de sécurité, les traversées infinies, les boutons qui ne répondent pas, les détenus qui poireautent de longues heures en salle d’attente. Une infirmière s’agace aussi : «On travaillait mieux aux Baumettes historiques, on était au cœur de la détention. Là on est en dehors, complètement coupés. Certes il n’y a pas de bruits de clés et de hurlements mais on ne sait plus ce qu’il se passe.»
Certains lancent de sombres prophéties : à voir le délitement galopant des lieux, dans dix ans, B2 ne vaudra pas mieux que BH. Au gré de la visite, les malfaçons sautent aux yeux : des bassines au sol recueillent l’eau qui goutte, une porte en placo a été défoncée par un coup de poing, une large tache d’humidité s’étend au plafond. Et puis il y a toutes celles que l’on ne voit pas : pendant longtemps, les détenus n’ont pas eu d’eau chaude, il y a eu une inondation dans la salle informatique, une autre dans les parloirs dédiés aux familles, les serrures électriques tombent régulièrement en panne. «Il y a encore des problèmes d’eau chaude. On n’est pas entré dans une phase contentieuse avec le fabricant mais c’est complexe, explique Guillaume Piney, le directeur. C’est méritoire de vouloir faire de l’architecture moins carcérale mais là, ça pose quelques problèmes…» Des voix dénoncent plus prosaïquement l’utilisation de «matériaux de merde». «Il a fallu changer toutes les cartes mères des ascenseurs parce qu’ils ont pris les premiers prix, explique Lyriane, surveillante CGT. On passe notre vie à attendre derrière les grilles. Tout est beaucoup plus long.» Une éducatrice souligne qu’elle met vingt minutes à atteindre son bureau depuis l’entrée, le temps de passer tous les sas, douze au total. Dans un courrier datant de mai 2017 que Libération a pu consulter, un avocat alertait le bâtonnier sur les multiples dysfonctionnements des parloirs au lendemain de l’ouverture : les détenus qui n’arrivent jamais à destination, le nombre insuffisant de places en salle d’attente et la pièce «conçue en dépit du bon sens». Les conseils sont en effet enfermés avec leurs clients dans des boxes sans fenêtre «au détriment de toute règle d’hygiène et de sécurité».
Quant aux surveillants, ils ne sont pas suffisamment nombreux pour gérer à la fois les mouvements internes et le standard téléphonique pour les parloirs. «On est un peu en tension pour faire tourner les vieilles Baumettes et B2 mais cela devrait s’arranger», justifie Guillaume Piney. Le personnel semble plus sceptique. «On a une nouvelle structure mais on a gardé le fonctionnement de l’ancienne. Moi, j’ai vingt-cinq ans d’ancienneté, aujourd’hui, je dirais aux jeunes de se barrer, les pouvoirs publics n’ont rien compris», s’agace David, surveillant CGT. Tous décrivent un quotidien marqué par une hausse de la violence et les affres du sous-effectif. Lyriane, qui travaille en prison «depuis des décennies», parle d’une «nouvelle génération de détenus qui n’a plus le respect de l’uniforme», d’un jeu de «poker menteur» où elle «feint d’avoir de l’assurance» : «Un jour, en rentrant de la promenade, un détenu a foncé vers moi. Et là, j’ai pensé : « s’il me choppe à la carotide, c’est fini ». Tous les agents sont isolés dans leur secteur. Si on utilise l’alarme, on sait bien que personne ne va arriver, on n’est pas assez nombreux.»
Libération a pu lire le contenu d’un conseil de discipline qui retranscrit une scène presque banale. C’est le détenu E. qui raconte la promenade du 4 août 2017 au quartier hommes de la maison d’arrêt : «Ils me sont tombés à plusieurs dessus, j’ai été roué de coups, je n’ai rien compris.» D’après le compte rendu, deux détenus l’ont attendu dans un coin avant de lui porter un coup à la tête, puis «un enchaînement de coups de poings et de pieds». Il a été entièrement déshabillé, frappé à nouveau au visage et traîné par terre par les cheveux. «Le détenu E. s’est ensuite présenté, nu, devant l’entrée de la cour pour pouvoir être évacué.» Ramses Aly Elsayed, quant à lui, ne s’est jamais relevé lorsqu’il a été tabassé en décembre.
«Dans quel état les gens vont ressortir d’ici ?»
Ce n’est peut-être pas un hasard si l’architecte a choisi de placer la statue de la «colère» – parmi celle des sept péchés capitaux qui ornent la façade – à côté de la porte de la prison. C’est cette étrange pythie qui accueille et salue le visiteur, celle qui verra partir Pierre Dharréville «avec beaucoup de questions». «La situation des Baumettes historiques est profondément révoltante, c’est insupportable. La perspective qu’elles soient fermées est rassurante mais qu’on ait tenu jusque-là est indigne de la condition humaine. La vraie question, c’est le sens de la peine et ce qu’elle produit : dans quel état les gens vont ressortir d’ici ?»
Bientôt, des murs tomberont et d’autres les remplaceront. BH disparaîtra pour laisser place aux Baumettes 3. «En 2022, l’intégralité du site, qui par sa capacité constituera le troisième centre pénitentiaire de France, sera rénovée, offrant ainsi des conditions de détention plus dignes et des conditions de travail améliorées pour le personnel pénitentiaire» , promet déjà la brochure du ministère.
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