Placer en libération conditionnelle un détenu condamné à une longue peine qui présente toutes les garanties de réinsertion relève du parcours du combattant. Pour le condamné bien sûr, mais aussi pour le juge d’application des peines, même convaincu de l’utilité de la mesure. « La perpétuité dure vingt ans seulement en moyenne, croit savoir l’Institut pour la justice, une association qui milite pour une sévérité accrue. Déjà, un condamné à vingt ans ne purge que dix ans de prison en réalité, simplement du fait des lois en vigueur. » Les lois en vigueur multiplient au contraire les embûches procédurales afin qu’un condamné à une longue peine ait les pires difficultés à obtenir une liberté conditionnelle.
Témoin, le cas de Philippe El Shennawy.
El Shennawy, 59 ans, est un braqueur récidiviste condamné à douze reprises, et pour la première fois à l’âge de 20 ans. Il n’a connu que la prison, en dehors de trois ans de liberté. Il n’a pas de sang sur les mains mais a passé trente-huit ans derrière les barreaux. L’homme, à la forte personnalité – il a obtenu une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en 2011 sur les fouilles à nu –, a su mobiliser autour de son cas. Le tribunal d’application des peines de Versailles a relevé sa peine de sûreté de trois ans, François Hollande l’a gracié en mars 2013 du reliquat de cette peine : il devenait libérable le 30 juin 2032 – à 78 ans.
UN GREFFIER NE RETROUVERAIT PAS SES LUNETTES
Rien ne s’opposait à une libération conditionnelle. Mais c’est ici que le combat commence, dans l’impressionnant maquis de l’exécution des peines, où un greffier ne retrouverait pas ses lunettes. La première condition est de manifester « des efforts sérieux de réadaptation sociale », en clair, avoir un logement et un emploi – même dehors, avec près de 10 % de la population active au chômage, c’est loin d’être évident. Il faut encore que la durée de la peine accomplie soit au moins égale au double de la peine restant à subir. Et depuis la loi du 10 août 2011, tous les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, puis ceux qui sont condamnés à une peine d’au moins quinze ans encourant un suivi socio-judiciaire (c’est son cas) ou ceux condamnés à dix ans mais pour un crime lourd (viol, assassinat, meurtre) doivent, pour une libération conditionnelle prononcée par les trois juges du tribunal de l’application des peines, prendre l’avis d’une « commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté » (CPMS).
Le détenu est conduit pendant plusieurs semaines pour un examen poussé dans un Centre national d’évaluation (CNE) – il en existe trois, l’un à Fresnes (Val-de-Marne), les deux autres à Lille et à Réau (Seine-et-Marne). Le travail est sérieux : le rapport prend en compte les observations du conseiller d’insertion, le parcours socio-professionnel du détenu, sa conduite en prison, ses capacités, ses ressources, son psychisme, son projet de sortie et son risque de récidive : 26 pages très denses dans le cas de Philippe El Shennawy, datées du 29 juillet 2013. Il se conclut assez positivement par « le risque de récidive ne peut être objectivement qualifié, mais le maintien en détention ne permettra plus aucune évolution (…). Monsieur El Shennawy dispose assurément de ressources personnelles, du soutien de son entourage et de projets professionnels et personnels pour lui permettre de se réadapter à la vie en milieu libre. »
Ce rapport, plutôt favorable, est transmis àla CPMS, une simple commission administrative, et à elle seule. Les juges d’application des peines, qui doivent, eux, décider de la libération conditionnelle, n’ont rien à en savoir : belle victoire de la bureaucratie judiciaire. La commission est censée statuer dans les six mois. A défaut, les juges peuvent passer outre. Cela n’arrive jamais. La CPMS est incapable de respecter le délai légal et met partout en France entre neuf mois et un an à statuer.
QUADRATURE DU CERCLE
Pour le détenu, c’est la quadrature du cercle : à plus de 50 ans, et un casier judiciaire pour lettre de recommandation, il doit trouver un employeur qui lui signe un contrat pour, au mieux, l’année suivante, avec le risque non négligeable que la libération ne soit finalement pas accordée – on comprend que les entreprises hésitent. Dans le meilleur des cas, le condamné présente une lettre d’intention et trébuche devant le Centre national d’évaluation, qui doit évaluer « la cohérence entre le discours du condamné et les éléments du projet de sortie ».
Dans le cas d’El Shennawy, le centre d’évaluation a cru à son projet et un employeur têtu, chef d’une petite entreprise d’événements culturels, a accepté de l’embaucher. Restait à attendre l’avis de la CPMS. Si le tribunal d’application des peines était passé outre, il y avait toutes les chances que le parquet fasse appel : le dossier aurait alors atterri devant la chambre d’application des peines. Dont le président est justement celui de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté, évidemment furieux que les juges se soient passés de son avis : c’est dire que le dossier aurait été mal engagé.
La fameuse commission a rendu son avis le 20 décembre 2013. Huit pages, pour la plupart consacrées à la procédure et au rappel des condamnations de Philippe El Shennawy. L’analyse poussée du Centre d’évaluation est résumée en dix lignes exactement, le projet de sortie en trois. La commission retient une expertise de 1998 qui soupçonne chez le condamné « une psychose paranoïaque évolutive »,alors qu’une autre, en 2007, des docteurs Daniel Zagury et Michel Dubec, des références en matière d’expertise psychiatrique, « ne relèvent aucune pathologie, estimant que celles constatées par leurs prédécesseurs pouvaient être induites par les conditions d’incarcération », une dernière expertise de 2012 concluait même « qu’un suivi psychiatrique ou médico-psychologique n’est pas nécessaire à sa libération ». Quoi qu’il en soit, la commission, « compte tenu de ces traits de caractère psychotique », émet un avis défavorable et estime qu’El Shennawy « devrait poursuivre l’exécution de sa peine dans un centre de détention ».
ETRANGES CONDITIONS DE LIBÉRATION
Le tribunal d’application des peines, à la mince lueur de l’avis donné par la commission, était bien en peine de prendre une décision. D’autant que la CPMS de Paris, s’appuyant sur une lecture étroite de l’article 730-2 du code de procédure pénale – que la garde des sceaux, Christiane Taubira, souhaitait supprimer dans une première version de sa réforme pénale –, interdit aux juges d’avoir communication de l’analyse d’évaluation, dont elle se veut seule destinataire.
Le vice-président de l’application des peines de Créteil a alors pris une décision hardie : « Attendu que la CPMS se réunira le 20 décembre 2013 pour étudier la situation de Monsieur El Shennawy ; que cette date est postérieure au délai de six mois fixé par les textes – dont le terme était fixé au 12 octobre 2013 ; que l’audience aux fins d’examen de la demande d’aménagement de peine est prévue le 17 octobre 2013 ; qu’il apparaît essentiel à cette occasion que le tribunal de l’application des peines, dans le cadre de cette audience, puisse être en possession de l’évaluation effectuée par le CNE » ; il requiert du Conseil national d’évaluation qu’il lui livre son analyse du cas du condamné. Il l’a obtenu le lendemain, et par jugement du 22 janvier 2014, le tribunal d’application des peines a placé Philippe El Shennawy en libération conditionnelle.
Avec d’étranges conditions : il est placé sous bracelet électronique (la loi l’impose), avec interdiction de sortir après 19 heures (et même 17 heures le samedi) – ce n’est assurément pas l’idéal pour un organisateur d’événements culturels –, obligation de soins et interdiction de fréquenter les cafés, pour une raison obscure… jusqu’au 25 janvier 2026. La raison en est simple : ces conditions avaient été imposées par le parquet de Créteil qui, sinon, aurait fait appel. Et la chambre d’application des peines n’aurait pas manqué de renvoyer El Shennawy en prison, conformément à l’avis de la CPMS. Un juge d’application des peines pourra, dans les mois à venir, assouplir ces contraintes. Mais il est plus que temps que la chancellerie, comme elle s’y est engagée, remette à plat le code d’exécution des peines, et que les prisons ne soient pas des mouroirs pour les longues peines.