Médias, justice : les leçons du procès du Carlton de Lille

Après trois ans d’instruction et un déchaînement médiatique sans précédent, la relaxe de Dominique Strauss-Kahn apparaît plus que probable. Le grand déballage a atteint ses limites et la qualification juridique des faits reprochés à l’ancien directeur général du FMI est apparue bien fragile.

Après trois ans d’instruction et un déchaînement médiatique sans précédent, la relaxe du délit de proxénétisme aggravé apparaît évidente pour Dominique Strauss-Kahn. Le grand déballage a atteint ses limites et la qualification juridique des faits reprochés à l’ancien directeur général du FMI est apparue bien fragile. Et pourtant, l’audience n’a rien appris que l’on ne savait déjà. Pourtant, des moyens hors norme ont été déployés pour enquêter. Pourtant, la presse n’a cessé de scruter avidement chaque acte, chaque pièce du dossier, au mépris bien souvent du secret de l’instruction. Mais au final, il reste la loi, il reste un tribunal qui est là pour juger en droit. Ce qui est sa raison d’être. Le président, Bernard Lemaire, le ministère public représenté par le procureur Frédéric Fèvre et la substitut Aline Clérot ont donné une merveilleuse leçon de justice. Une belle claque aussi.

Cela fait longtemps que les médias cherchent à faire du judiciaire des jeux du cirque des temps modernes, où chacun observe le pouce levé ou baissé la mise à mort d’une vie, d’une réputation. L’instruction est devenue parfois pour la presse et certains juges une sorte de « perp walk » à la française. On se souvient de ces images qui avaient choqué au moment de l’affaire du Sofitel à New York, en 2011 : DSK livré en pâture aux caméras du monde entier, menottés dans le dos comme un criminel alors qu’il n’était pas encore inculpé. En France, les médias s’étaient empressés de dénoncer la barbarie judiciaire supposée de cette pratique, et avaient crié en choeur au droit à la présomption d’innocence.

Mais personne ne s’est étonné, quelques mois plus tard, alors que l’affaire du Carlton de Lille venait d’éclater, de la diffusion dans la presse des morceaux choisis des interrogatoires des deux ex-prostituées Mounia et Jade. Tous les ingrédients du feuilleton judiciaire y étaient : un homme puissant aux pratiques sexuelles pour le moins intenses et  « rudes », les francs-maçons, la prostitution… tout cela baignant dans un climat de culpabilité judiciaire, sans que l’on sache très bien où étaient réellement les charges et transformant  « 66 millions de Français en voyeurs », comme l’a constaté dans sa plaidoirie Richard Malka, l’un des avocats de Dominique Strauss-Kahn.

Alors, par choix, la défense s’est tue, parce qu’elle savait qu’elle ne serait pas entendue.  « Une sodomie bien traitée, c’est tellement plus vendeur qu’une déclaration d’innocence ! » a soupiré Henri Leclerc, concluant la défense de DSK. Restait pour les avocats l’enceinte de l’audience, seul lieu où aucune caméra, aucun micro n’entre jamais. Face à un tribunal, au droit et aux plumes des chroniqueurs judiciaires, ils ont réglé quelques comptes avec l’instruction et avec la presse.

« Sans ce prévenu [DSK, NDLR], cette affaire aurait été jugée depuis bien longtemps, dans l’indifférence générale, comme toutes les autres affaires de proxénétisme que nous jugeons chaque année au tribunal de Lille », a rappelé Frédéric Fèvre dans ses réquisitions. Elle n’aurait, en tout cas, pas eu le même retentissement ni le même coût : plus de 90.000 euros ont été dépensés par le ministère de la Justice pour simplement préparer cette audience exceptionnelle, où près de 300 journalistes du monde entier se sont rués le premier jour. CNN avait même aménagé un réseau d’accès Internet dans la salle de presse pour être sûr de transmettre au plus vite les articles. Au fil des jours, le dossier se dégonflant, la horde de journalistes s’est clairsemée.

Mais est-ce uniquement la faute de la presse ? Dans l’ordonnance de renvoi sur 210 pages, pas moins de 18 sont consacrées aux échanges de SMS entre Dominique Strauss-Kahn et son ami Fabrice Paszkowski. A l’audience, quinze minutes ont suffi pour expédier le sujet. Et que dire des considérations accusatrices sur son « mode de consommation sexuelle sans égard ni attention », sa  « violence », son « type de pénétration sexuelle »… Autant de charges retenues pour que Dominique Strauss-Kahn –  « pivot central et principal bénéficiaire » des rencontres sexuelles organisées par ses amis – soit renvoyé pour proxénétisme. Au total, il a fallu moins de 24 heures au tribunal pour anéantir ces 210 pages, ces trois ans d’enquête et de révélations salaces, qui ont animé les rires gras des dîners en ville.

Que cette frénésie judiciaromédiatique se soit faite au détriment de femmes, parties civiles dans ce dossier, ex-prostituées aux vies meurtries, brisées, n’en est que plus douloureux. Jade, Mounia, sont devenues des  « personnages ». Télévisions, radios et journaux se sont emparés de leurs vies comme tant d’hommes auparavant avaient usé de leurs corps. Leurs avocats servant selon les médias sélectionnés par eux de cerbères ou d’agents. Au final, dans leurs plaidoiries, ces mêmes avocats n’ont même plus demandé la condamnation de celui dont leurs clientes avaient nourri le dossier d’accusation. Prouvant que l’incroyable hystérisation médiatique autour de l’instruction était un fiasco.

Valérie de Senneville
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