Les atteintes sexuelles sur mineurs constituent le crime immoral par excellence, paroxysme de l’abject qui révolte l’opinion. Et les acteurs de la chaîne pénale, chargés de suivre les auteurs de ces infractions, peinent parfois à prendre le recul nécessaire à leur travail, dont l’objectif est de prévenir la récidive.
En incipit, cette réflexion du psychanalyste Georges Devereux:
«Plus l’angoisse provoquée par un phénomène est grande, moins l’homme semble capable de l’observer correctement, de le penser objectivement et d’élaborer des méthodes adéquates pour le décrire, le comprendre, le contrôler et le prévoir.»
En 2012, Guillaume Brie, sociologue, a consacré sa thèse au traitement social de la criminalité sexuelle pédophile et aux rapports de pouvoir entre agents de contrôle et condamnés. Il a constaté que le «crime absolu» modifie chez beaucoup de professionnels de la justice leur appréhension des auteurs d’infraction à caractère sexuel sur mineurs (AICSM), là où l’objectivité et la sérénité devraient primer pour aider à l’amendement, au soin, à la prévention de la récidive et, in fine, à la protection de la société.
Pour l’universitaire, nous sommes dans un contexte saturé de morale, ces personnes seraient situées hors de l’humanité. Il raconte à Slate:
«J’ai rencontré un juge d’application des peines [JAP] qui, systématiquement, n’accordait aucun aménagement de peine, pour ne pas prendre de risque.»
Pour l’avocate Virginie Bianchi, «la logique envers les délinquants sexuels est autre que celle qui vaut pour les crimes crapuleux. Ce sont des décisions difficiles pour les JAP, qui portent la responsabilité d’une éventuelle récidive». Un JAP, qui souhaite rester anonyme, reconnaît que «même si l’on veut s’en défendre et si l’on veut s’imposer une certaine distance, la gravité de l’infraction, la projection même involontaire sur la protection de ses propres enfants ou de sa famille conduisent souvent à adopter une approche précautionneuse».
Ce que vous avez fait, c’est l’horreur! A l’extrême, pourquoi vous ne vous suicidez pas?
Un avocat général à un accusé de viol sur mineur
«Ce que vous avez fait, c’est l’horreur! A l’extrême, pourquoi vous ne vous suicidez pas?»
Plus récemment, un autre exemple. À la fin du mois de mai 2014, le député rapporteur (PS) de la réforme pénale, Dominique Raimbourg, expliquait en commission des lois que la contrainte pénale avait vocation à s’appliquer aux auteurs d’agressions sexuelles de moindre gravité, prenant l’exemple d’un attouchement sexuel intra-familial sur mineur:
«Un oncle qui à la fin d’un repas de famille un peu alcoolisé, a un geste déplacé envers sa nièce», celui-là n’est pas «ancré dans une délinquance particulière», ce qui justifierait une contrainte pénale, peine alternative à l’incarcération, selon lui mieux adaptée à ce profil de délinquant.
Déferlement d’indignations dans l’opposition, accusation de complaisance envers les pédophiles. Sur Twitter Éric Ciotti, en première ligne des opposants de principe à cette réforme, évoque un «scandaleux dérapage»:
«Aujourd’hui, le cas que j’ai cité n’aurait sans doute été puni que d’une peine d’emprisonnement avec sursis simple. Avec la contrainte pénale, le contrôle et les obligations auraient été bien plus drastiques», explique le député au Figaro. Mais l’horreur suscitée par l’acte pédophile a ôté toute raison à la critique.
Pourtant, la nécessité d’apporter une réponse pénale efficace à ce type d’infraction impose un certain recul, donc de faire abstraction de son propre dégoût pour les faits qui ont conduit à la condamnation de ces personnes et de se fier aux données les plus neutres. Maintenant que l’on parle enfin de la lutte contre la récidive –pour les détenus en général– depuis la réforme pénale d’août 2014, et du suivi des détenus qui en découle directement, parlons aussi des pédophiles ostracisés.
Un faible taux de récidive
Pour Inès Gauthier, psychologue clinicienne exerçant au sein de l’antenne de psychiatrie et de psychologie légales des Hauts-de-Seine, la faible récidive peut en partie s’expliquer par la personnalité des auteurs:
«Ce sont souvent des personnes adaptées, insérées, qui ont –en apparence– un cadre familial et professionnel satisfaisant. La simple condamnation va amener une prise de conscience du mal commis, et le patient n’aura aucun mal à adhérer aux soins.»
Une autre explication, plus pratique, explique ces statistiques: les auteurs d’incestes récidivent rarement, car une fois extraits du contexte familial dans lequel ils opéraient, leur dangerosité devient quasi nulle, puisqu’ils sont incapables de récidiver hors de ce contexte.
De ce fait, des mesures simples (interdiction de rencontrer les mineurs du cercle familial, de fréquenter telles zones géographiques) suffisent à prévenir la récidive.
«Soigner» la pédophilie
Annerachèl Van der Horst, directrice du Centre de ressources pour intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles Ile-de-France (CeRIAVSIF) estime que l’adhésion du patient aux soins n’a rien d’une évidence:
«Cela demande du temps et une approche globale du problème. Les « pédophiles » sont suivis pendant de nombreuses années du fait justement de la complexité de leurs troubles.»
Depuis la loi n°98-468 du 17 juin 1998, les auteurs d’infractions sexuelles font généralement l’objet d’injonctions de soins. Avec les JAP, les médecins psychiatres et psychothérapeutes sont en première ligne du suivi des AICS. Ce duo est chapeauté par un médecin coordonnateur, qui sert d’interface, de tampon entre la phase légale et la phase médicale. Mais ce dispositif souffre de carence, en particulier à cause du manque de moyens.
Virginie Bianchi, qui a de nombreux clients condamnés pour ce type de faits, estime le délai d’attente pendant l’incarcération «entre 7 et 10 mois». La majorité des courtes peines ne voient donc aucun médecin en prison. Ensuite, le suivi est très insuffisant:
«Parfois ils vont voir un médecin 15 minutes par mois, qui va simplement leur donner des cachets».
Dans ce contexte, aucune évaluation sérieuse n’est possible. Et c’est la même chose en fin de peine, lorsque les personnes soumises à une injonction de soins vont consulter dans les centres médico-psychologiques (CMP), qui, totalement débordés, ne peuvent assumer un suivi correct. «Le recours systématique aux injonctions de soins a totalement engorgé les CMP, le problème de suivi des auteurs d’infractions sexuelles est patent», estime Étienne Blanc, député (UMP), auteur en février 2012 d’un rapport sur le suivi des AICS.
Manque d’effectif
Cette carence tient souvent d’un manque d’effectif. «Il y a une véritable réticence des professionnels à travailler avec les détenus, surtout ceux-là», concède Annerachèl Van der Horst. Les professionnels de santé ne sont, à l’instar de certains magistrats, pas exempts de ces préjugés moraux qui peuvent nuire à leur jugement. «J’ai recueilli des analyses de médecins tout à fait incroyables», explique Guillaume Brie, détaillant l’une d’elles:
« »Pénis de taille inférieure, dangereux pervers, personnes amorales », des analyses péremptoires qui font usage du registre moral hors de propos lorsqu’il s’agit d’une analyse médicale. Un discours simpliste, stéréotypé qui étiquète et catégorise les patients, un mode opératoire très différent de celui utilisé pour les autres pathologies.»
C’est le danger d’une approche unique, médicale, thérapeutique, qui ne suffit pas à envisager l’ensemble de la problématique. On fait reposer les décisions de justice sur l’expertise médicale du praticien, qui devient ainsi «conseiller en punition», selon les mots de Michel Foucault (Surveiller et punir).
Dans un article publié dans la revue Questions pénales, Jennifer Boirot, doctorante au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), écrit que « »le recours au psychiatre serait aujourd’hui surtout attendu pour jauger la dangerosité et le risque de récidive, plaçant ainsi le praticien dans un rôle de « gardien du contrôle social »». «On essaie de soigner le crime», formule Guillaume Brie.
De nouvelles ressources pour une meilleure coordination des soins
Pour le sociologue, le risque est de faire abstraction de la situation sociale de l’intéressé. Une analyse que partage Annerachèl Van der Horst: «Le monopole des juges et des psychiatres est révolu: il faut une approche pluridisciplinaire que seule une coordination entre les différents acteurs peut assurer», d’où la création en 2006 des Centres de ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS), dont le CeRIAVSIF fait partie, qui ont vocation à interagir avec tous les acteurs du suivi social, médical, éducatif des personnes condamnées pour des infractions sexuelles.
Ces acteurs, ce sont notamment les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Depuis 2007, des groupes de parole de la prévention de la récidive (GPPR) sont animés par des conseillers au sein de leur service. Des détenus sont accueillis en groupe et discutent de leurs problèmes, encadré par des CPIP, qui décident des thèmes, orientent les participants. En leur sein, des personnes condamnées pour des infractions sexuelles sur mineur évoquent leur passage à l’acte, ce qui les y a poussés, et exposent leur regard sur la nature de leurs méfaits.
Pour Claudia Fritzinger, CPIP à Mulhouse et membre du syndicat SNEPAP-FSU, «cela permet de pallier les défaillances des CMP débordés et vient en complémentarité des soins médico-psychologiques de toute façon obligatoires». Ces groupes de paroles permettent d’expliquer, de verbaliser des faits et des émotions que le face à face avec un thérapeute ne permet pas forcément.
«Il y a un groupe de discussion qui porte sur les mécanisme d’évitement de la réitération de l’infraction. Les participants discutent entre eux des plans d’action pour ne pas recommencer, et cela permet de repérer ceux qui ont du mal à rompre avec certaines habitudes. Dans un groupe, il y en a un qui planifiait un voyage en Thaïlande après sa sortie de prison!», raconte Claudia Fritzinger. «La loi, ils l’ont pour la majorité intégrée, le problème pour eux est de se rendre compte de la gravité de leur acte et du mal qu’ils ont causé», analyse-t-elle.
Ces groupes de parole pour la prévention n’ont pas été aisément accessibles aux personnes condamnées pour infraction sexuelle sur mineur. Une certaine méfiance de la part de l’administration pénitentiaire, doublée du budget famélique dont elle dispose pour assurer sa mission, avait relégué au second plan ces détenus pas vraiment au centre des attentions. «Au départ, c’était du militantisme», raconte Claudia Fritzinger. Désormais, une poignée d’auteurs d’infractions sexuelles sur mineurs, parmi les cas les plus complexes, ont intégré ces groupes, chapeautés par un psychothérapeute.
Pour Nelly Charbon, CPIP à Paris et également membre du syndicat SNEPAP-FSU, ces groupes –en douze réunions thématiques– «donnent le temps nécessaire pour reconnaître le passage à l’acte et l’inclinaison générale» à la pédophilie. «C’est plus facile d’aborder ces questions quand il y a des « semblables » et ce, malgré l’hétérogénéité des profils. On trouve toujours des points communs, notamment une grande immaturité affective, un traumatisme (30 %), un isolement social (70 %)», poursuit-elle.
Cette démarche favorise l’amendement des personnes condamnées qui ont ainsi l’occasion de s’entraider pour analyser leur trouble, combattre leurs pulsions et éviter la récidive.
L’idée est également de s’extraire de la logique thérapeutique pour s’inscrire dans une démarche de réinsertion durable. C’est le travail qu’effectue l’association de suivi socio-judiciaire le SAFRAN, établissement de l’APCARS (association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale), dont la vocation est de préparer la réinsertion des anciens détenus. «Nous intervenons en phase post-sentencielle, soit lors de permissions de sortie, soit dans le cadre de libération conditionnelle», explique Judith Le Mauff, chef de service au SAFRAN:
«Notre fonction est importante car nous sommes le seul espace où la nature des faits est au second plan: cela permet de renforcer le projet de réinsertion de la personne dans la société.»
Le manque de pragmatisme des autorités
La coopération entre ces acteurs, timidement mise en place depuis une quinzaine d’année, reste encore balbutiante, faute de moyens légaux et financiers. La norme reste une communication difficile entre SPIP et JAP, des CMP surchargés et donc une prise en charge imparfaite, parfois défaillante.
Annerachèl Van der Horst y voit un manque de volonté politique. «Il y a beaucoup de tabous autour de ces questions de violences sexuelles. On se cache sous les draps de l’éthique pour se voiler la face, alors que ce qu’il faudrait, c’est beaucoup de pragmatisme», regrette-t-elle.
Elle poursuit:
«Pour faire du bon travail, il faut élargir l’offre de suivi, améliorer la prévention et ne pas se contenter de durcir les positions répressives.»
Elle évoque une ligne téléphonique d’écoute, déjà en place au Canada et qui a, selon elle, eu d’excellents résultats. Des pédophiles, parfois abstinents, peuvent être pris en charge en amont et voir leur potentiel de dangerosité fortement abaissé. Une mesure prônée par Etienne Blanc:
«Lorsqu’il est condamné, l’auteur d’une infraction sexuelle sur mineur voit son monde s’effondrer, l’opprobre jeté sur lui. Il peut être isolé, instable, être un danger pour lui ou pour un enfant. Un numéro vert pour les suivre permettrait de les aider.»
Cela permet, par ailleurs, de recueillir des données pouvant prévenir des passages à l’acte. «Il est important d’avoir des critères pour établir des catégories, faire des cases et les affiner, même s’il faut être très prudent du point de vue éthique», témoigne Annerachèl Van der Horst.
C’est précisément parce que les infractions sexuelles touchant les enfants sont graves qu’il est important de se départir de ce que le socio-démographe Pierre-Victor Tournier appelle une «politique pénale pavlovienne». Mais le contexte actuel le permet-il
1 — P. V. Tournier, Les infractions sexuelles, 2011