Chaque semaine, Gaspard Koenig remonte aux sources philosophiques de la pensée libérale et soudain tout s’éclaire ! Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, Gaspard Koenig est Président du think-tank GenerationLibre.
Dans son blog du 26 juin, le toujours subtil député UMP Eric Ciotti dénonçait une de plus le projet de loi de réforme pénale de Christiane Taubira en lui reprochant d’ «altérer, dévitaliser, voire annihiler le sens de la peine et de la sanction». La mesure la plus contestée est bien sûr la «contrainte pénale», alternative à la prison censée prévenir la récidive en élaborant des peines adaptées à la petite criminalité, en milieu ouvert. Quiconque a vu Un Prophète de Jacques Audiard doit convenir que l’environnement carcéral ne semble pas le plus propice à l’élévation de l’esprit et la rédemption personnelle. La question d’Eric Ciotti se pose donc bien: le «sens de la peine» est-il de châtier (pour des raisons éthiques) ou de prévenir (pour des raisons sociales)?
C’est pourtant une question que l’on pensait tranchée depuis le célébrissime ouvrage du juriste italien Cesare Beccaria, Des délits et des peines (1764), qui inaugura la doctrine moderne, libérale, du droit pénal, en posant des principes tels que la présomption d’innocence ou la proportionnalité des délits et des peines (et en offrant, incidemment, le premier véritable argumentaire contre la peine de mort). Le point de départ de Beccaria est qu’ «il faut éviter d’attacher au mot justice l’idée de quelque chose de réel, comme d’une force physique ou d’un être existant ; ce n’est qu’une simple manière de concevoir des hommes, d’où dépend, en grande partie, le bonheur de chacun d’eux». Autrement dit, la justice, loin d’être, comme dans la conception classique, un instrument sacré destiné à rétablir le bien, consiste plutôt en un mécanisme social voué à assurer la tranquillité du plus grand nombre.
Son essence n’est donc pas de venger les crimes du passé, mais de dissuader ceux du futur: «le but des peines n’est, ni de tourmenter ou d’affliger un être sensible, ni d’empêcher qu’un crime déjà commis ne le soit effectivement. Non, le but des châtiments n’est autre que d’empêcher le coupable de nuire encore à la société et de détourner ses concitoyens de tenter des crimes semblables». De ce point de vue, si la contrainte pénale permet en effet de diminuer la récidive, cet avantage pratique doit primer sur le trouble moral qu’elle peut susciter.
Selon cette même conception, la justice ne doit pas sanctionner les motifs du criminel, mais estimer (et minimiser) le mal causé à la société: «la vraie mesure des crimes est le tort qu’ils font à la nation et non l’intention du coupable». Ainsi, une peine consacrée (par exemple) à des travaux de réparation du dommage, qui rapporteraient à la société en travail gratuit plutôt que de lui coûter en frais d’emprisonnement, mérite considération.
L’argument le plus troublant et le plus contemporain de Beccaria est sans doute celui de la «douceur des peines», développé au chapitre 27. «Ce n’est point par la rigueur des supplices qu’on prévient le plus sûrement les crimes, c’est par la certitude de la punition»: ne vaut-il pas mieux une contrainte pénale rigoureuse qu’une peine de prison toujours repoussée et abrégée? De plus, «l’âme s’endurcit par le spectacle renouvelé de la cruauté, estime Beccaria. Les supplices devenus fréquents effrayent moins, parce qu’on s’habitue à leur horreur, et les passions toujours actives sont, au bout de cent ans, moins retenues par les roues et les gibets qu’elles ne l’étaient auparavant par la prison». Aujourd’hui, la banalisation de la prison pour la petite délinquance pourrait bien nuire à son efficacité préventive. Ne faut-il pas dramatiser l’emprisonnement en le rarifiant? Enfin, la contrainte pénale permettrait, en élargissant l’éventail des peines possibles, en adaptant la sanction aux circonstances et aux personnalités, d’affiner encore davantage la «juste proportion nécessaire entre les délits et les châtiments».
Le seul point que Beccaria reprocherait à la contrainte pénale est de conférer trop de responsabilité aumagistrat dans l’établissement de la peine. «Les juges criminels, estiment en effet Beccaria, ont donc d’autant moins le droit d’interpréter les lois pénales qu’ils ne sont point eux-mêmes législateurs». La possibilité qu’ils auront désormais de choisir entre contrainte pénale et prison introduit un élément d’arbitraire humain plus que contestable.
Espérons que la contrainte pénale permettra d’avancer vers une société plus civilisée, celle que Beccaria appelle de ses vœux en imaginant qu’un jour «les peines seront plus douces et que les prisons ne seront plus habitées par la misère et le désespoir». Néanmoins, n’oublions pas que Beccaria lui-même estimait, en concluant son ouvrage, que «la rigueur des peines doit être relative à l’état actuel de la nation». Si le principe de la contrainte pénale semble un incontestable progrès, la France y est-elle prête?
Gaspard Koenig