Les jours les plus sombres, elle a dormi dans sa voiture, après avoir déposé ses jumelles de 3 ans chez sa mère, à San Mateo (Californie). Paola Morano, 21 ans, a grandi dans la Silicon Valley. Il y a quelques mois, elle s’est retrouvée à la rue, incapable de payer son loyer avec son salaire d’employée de fast-food, à 10 dollars de l’heure.
Aujourd’hui, la jeune femme travaille au Rendez Vous Café, un restaurant social qui ouvre ses portes mercredi 9 septembre à Redwood City, avec le soutien de Google. La première entreprise d’insertion de la région de San Francisco, selon son créateur, le jeune entrepreneur français Nicolas Hazard.
C’est en 2008, en pleine crise financière, que cet HEC de 32 ans a eu l’idée de développer un fonds d’investissement spécialisé dans l’impact social. Son Comptoir de l’Innovation est aujourd’hui le premier du genre en Europe, avec une dotation de 50 millions d’euros. Egalement vice-président du groupe d’économie sociale SOS (11 000 salariés), il a été désigné « jeune leader global » par le Forum économique mondial de Davos de 2015.
A mi-chemin entre business et humanitaire
A l’entendre, M. Hazard ne pensait pas investir en Californie, terre de darwinisme social. Mais son modèle de « social impact investing », à mi-chemin entre business et humanitaire, a attiré l’attention de la Silicon Valley, et de Google en particulier. Les géants de la tech « ont besoin d’impact social », constate le jeune homme. Ne serait-ce que pour répondre aux interrogations en interne : « Les salariés ont besoin de savoir que ce qu’ils font a du sens. Ils en ont assez d’entendre dire du mal de leur entreprise. Cela devient un frein au recrutement. »
Séduit par le projet du « Frenchie », Google a investi 600 000 dollars (535 000 euros) dans le Rendez Vous Café. « Nous voulons que les gens à faibles revenus et à mobilité économique réduite puissent participer au boom économique de la région », justifie Justin Steele, le responsable de Google.org, l’aile philanthropique du moteur de recherche, pour la baie de San Francisco. En trois semaines, tout était bouclé. « En France il aurait fallu trois ans », assure M. Hazard.
Le « Frenchie » est confiant
Le conseil d’administration de Google.org a été séduit par son approche business. « Et par son palmarès », dit Justin Steele, sans cacher que la partie n’est pas gagnée : « Il y a beaucoup de scepticisme aux Etats-Unis sur la possibilité pour une association caritative de se lancer dans une activité qui fasse du profit mais pour le bien social. »
D’autres partenaires se sont associés à l’aventure : eBay et Sobrato, le magnat de l’immobilier, qui fournit les locaux sur Twin Dolphin Drive, en face du siège d’Oracle. Investissement total : 2 millions de dollars. Le restaurant devrait réaliser un chiffre d’affaires annuel de 4 à 5 millions de dollars et employer 10 personnes fin septembre (à terme 85, grâce à l’activité de traiteur). M. Hazard est confiant. En 2016, Google va s’installer à quelques encablures, sur son nouveau campus de Redwood Shores : le restaurant pourra compter sur les commandes des ingénieurs.
JobTrain, le pôle emploi financé par les géants de la Vallée, va former les apprentis du Rendez Vous Café, mais la formation est courte et n’est pas dotée d’un salaire. « L’idée de contrats d’insertion n’existe pas aux Etats-Unis, explique M. Hazard. Or, il y a beaucoup de gens qui ne sont pas prêts à prendre un emploi. Ils apprennent une technique mais pas l’aspect comportemental. Et au premier incident, ils se font virer. »
Nouveau paradigme
La société californienne de M. Hazard, Calso Inc., propose au contraire des contrats emploi-formation pour un an, payés au-dessus du salaire minimum. Dans les locaux – débordés – de JobTrain, à East Palo Alto, la directrice Nora Sobolov n’est pas mécontente de voir arriver de l’aide. « Les gens viennent ici pour essayer de grimper au-dessus du salaire minimum, explique-t-elle. Mais nous ne pouvons faire face qu’à une toute petite partie des besoins. Il faut des solutions nouvelles. »
Le Rendez Vous Café n’est d’ailleurs qu’une étape. M. Hazard rêve d’un conglomérat social pour la Silicon Valley, un « Google du social ». Après la restauration, le bâtiment : l’ouverture de la prochaine unité de Calso, dans le secteur de la construction, est prévue pour début 2016. Puis une petite usine de production qui éviterait aux entreprises de la Vallée d’aller construire leurs prototypes en Chine. Objectif : « Relocaliser l’emploi sur la Silicon Valley », conjecture l’entrepreneur.
D’ores et déjà, Google.org se dit « ouvert » à ce partenariat, pour peu qu’il soit « viable sur le plan financier ». Pour le moteur de recherche, c’est un nouveau paradigme. Leader dans le domaine de l’innovation, le voilà qui investit dans des métiers de la vieille économie, sur une idée venue du Vieux continent. La contradiction n’est qu’apparente, plaide Justin Steele. « L’expérience d’entreprise sociale en Europe nous intéresse. C’est une innovation. Et nous soutenons les innovateurs », dit-il. « C’est le modèle social français qu’on exporte aux Etats- Unis, se félicite M. Hazard. Il faut faire en sorte que cette Silicon Valley n’implose pas. Il y a quand même beaucoup de gens qui dorment dans leur voiture. »