L’APCARS (Association de politique criminelle appliquée à la réinsertion sociale) a vu le jour le 3 octobre 1980. Rapidement devenue un partenaire indispensable de la politique pénale, intervenant auprès des auteurs d’ infractions, comme des victimes, elle a également piloté durant deux ans le projet de déradicalisation «RIVE». Malgré des résultats très satisfaisants, le marché public dont était issu le dispositif n’a toutefois pas été reconduit par la Direction de l’administration pénitentiaire.
A l’occasion de la fin de ce dispositif, la revue Lexbase Pénal a souhaité rencontrer Frédéric Lauféron, Directeur général de l’APCARS.
Lexbase Pénal : Pouvez-vous nous rappeler quels sont les objectifs poursuivis par l’APCARS et ses moyens ?
Frédéric Lauféron : L’APCARS a pour particularité d’avoir été créée par le ministère de la justice en 1980, sur inspiration de la Défense sociale nouvelle (Marc Ancel). Elle place la victime, d’une part, le prévenu et l’ancien détenu d’autre part, au coeur de son action. L’APCARS oeuvre pour une justice éclairée, humaine et restaurative. L’APCARS est amenée aujourd’hui à intervenir à la fois en pré-sentenciel et en post-sentenciel, auprès des auteurs et des victimes d’infractions pénales, ce qui permet d’avoir une vision d’ensemble des pratiques pénales, qui plus est dans différents tribunaux. L’association intervient chaque année auprès de 28 000 justiciables, avec des ressources qui mobilisent environ 200 professionnels (8 millions d’euros de budget).
Lexbase Pénal : Plus précisément, dans le domaine de la prévention de la délinquance et de la «désistance», quelles sont les missions de l’APCARS ?
Frédéric Lauféron : Il faut distinguer le pré-sentenciel et le post-sentenciel, c’est-à-dire avant et après le jugement. En pré-sentenciel, l’APCARS réalise chaque année près de 700 contrôles judiciaires socio-éducatifs. Le contrôle judiciaire, pour rappel, est une mesure qui vise à faire respecter différentes obligations et interdictions (alternatives à la détention provisoire) et qui vise aussi, et c’est le côté socio-éducatif, à soutenir toutes les démarches d’insertion sociale. A notre sens, c’est une façon de lutter efficacement, de manière individualisée, contre la récidive. Ensuite, en post sentenciel, l’association mène plusieurs autres actions, notamment dans le cadre de la justice restaurative, c’est-à-dire la pratique de l’organisation de rencontres auteurs/victimes, en collaboration avec l’Institut français de justice restaurative (IFJR)et France victimes qui est notre fédération, mais aussi différents SPIP d’Ile de France et différents services de protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Nous menons également, en post-sentenciel et en matière de prévention de la délinquance, une action mobilisant nos centres d’hébergements. L’APCARS dispose de deux centres d’hébergement à Paris et Marseille (160 places). Ces centres sont tous dédiés à des publics «justice», c’est-à-dire des publics qui sont dans le cadre d’une alternative à la détention provisoire ou qui sont sortants de prison. L’idée est d’ouvrir à ces personnes un hébergement, un accompagnement social individualisé en vue de leur permettre une réinsertion réussie et éviter de nouveaux passages à l’acte.
Le dispositif «RIVE» (Recherche et intervention sur les violences extrémistes), quant à lui, a été construit dans une perspective de réduction de risque de passage à l’acte terroriste. C’est un projet qui était expérimental et porté par la Direction de l’administration pénitentiaire. Pendant deux ans, il avait pour objectif de désengager de l’idéologie violente et de réinsérer des personnes qui étaient soit poursuivies, soit condamnées pour faits de terrorisme.
Lexbase Pénal : Comment les missions de l’APCARS se conjuguent-elles avec le service public de l’administration pénitentiaire ?
Frédéric Lauféron : L’APCARS est partenaire de l’administration pénitentiaire depuis de nombreuses années déjà (plus de 30 ans). Nous répondons en fait à ses sollicitations pour compléter et renforcer son action, sans jamais s’y substituer. Il est évident que les SPIP aujourd’hui n’ont pas les moyens de tout faire, leur charge de travail est considérable et il y a une nécessité pour eux de se reposer sur des partenaires de droit commun si ce n’est en matière d’accès aux soins, d’accès au droit, à l’hébergement, d’insertion professionnelle etc. L’APCARS fait en quelques sortes partie de ce réseau partenarial. L’expérience de l’APCARS éclaire sur le fait qu’il est possible d’additionner les atouts de chacun pour servir un objectif commun.
Lexbase Pénal : L’APCARS a décidé de se doter en 2015 d’un comité scientifique de plusieurs experts. Quel est le rôle et l’utilité d’un tel comité ? Sur quels projets le comité a-t-il pu présenter une expertise ?
Frédéric Lauféron : Dans le cadre de ses projets et initiatives portés sur le terrain et en relation avec nos partenaires opérationnels (tribunaux, cours d’appel, PJJ, l’AP…), l’association a ressenti le besoin de prendre un peu de distance par rapport à sa pratique, son fonctionnement, la façon dont elle appréhendait la prise en charge de son public car les besoins évoluent, ainsi que l’environnement et les politiques pénales. Il appartenait donc à l’association de s’emparer, de s’équiper en termes de connaissances, de compétences, pour pouvoir accompagner ce qu’on observait sur le terrain. La mise en place de ce comité scientifique poursuivait donc plusieurs objectifs : ouvrir à l’association un cadre théorique ; on avait besoin de s’appuyer sur un cadre théorique mais aussi critique, évolutif. Egalement, éclairer l’association sur les bonnes pratiques qui ont pu être observées à l’étranger. Enfin, l’association avait besoin de favoriser les collaborations entre notre équipe et le secteur de la recherche.
Concrètement, Catherine Rossi, qui est criminologue au Canada et Robert Cario, qui était Professeur à l’Université de Pau, spécialisé dans la justice restaurative, ont été mobilisés au moment de la mise en place en 2014 de notre service de justice restaurative. On a conçu avec eux toute la méthodologie qui allait aboutir à l’organisation, le recrutement, la formation de nos professionnels et ensuite à la pratique «à la française» de la justice restaurative.
De la même façon, Boris Cyrulnik a été sollicité au moment de la genèse de «RIVE», notamment pour son expertise relative à la question de la résilience. On avait besoin de comprendre, au retour de Syrie, par quelles étapes ces personnes revenantes pouvaient réussir à trouver une place dans la société. Son expérience, ses analyses et productions scientifiques nous ont permis de cheminer sur ce terrain.
Enfin, et surtout, Martine Herzog-Evans, Professeur à l’Université de Reims s’est elle-même beaucoup investie au sein de «RIVE». Elle a fédéré autour d’elle une équipe de chercheurs, de manière pluridisciplinaire et internationale, ce qui nous a permis d’avancer très rapidement et efficacement, faire les bons choix organisationnels, et les bons outils, notamment lorsqu’on se fonde sur des principes criminologiques.
Lexbase Pénal : Fin 2016, l’APCARS a piloté le projet «RIVE». Pouvez-vous nous présenter rapidement ce modèle de « lutte contre la radicalisation violente » et ses inspirations ?
Frédéric Lauféron : Initialement, la philosophie de « RIVE» n’était pas spécialement d’accueillir exclusivement des publics «djihadistes». On était aussi destinés à s’ouvrir à toutes formes de radicalisation violente (radicalisation politique par exemple). Mais avant tout, «RIVE» est une commande de la Direction de l’administration pénitentiaire qui prévoyait une intervention sur des publics très spécifiques (poursuivis ou condamnés) pour des faits de terrorisme et qui avaient tous une obligation judiciaire de venir à « RIVE ». Cette commande prévoyait aussi un cahier des charges très précis : la pluridisciplinarité de l’équipe, l’étroite collaboration avec les SPIP en particulier, l’intensité d’environ 6 heures de suivi hebdomadaire, le ratio de prise en charge de 5 personnes suivies par chaque référent social. L’administration pénitentiaire imposait également dans son cahier des charges une forte réactivité ; c’est-à-dire que les publics qui étaient orientés vers nous devaient être rapidement pris en charge dans un maximum de 7 jours. L’administration pénitentiaire est allée assez loin sur le fonctionnement même de « RIVE » notamment en imposant la pratique du «mentorat» et de modes d’intervention inspirées de méthode RBR (risques-besoins-réceptivité) et des entretiens motivationnels.
Ensuite, nous avons étudié une vingtaine d’initiatives étrangères en procédant à une sorte de benchmarking pour analyser comment les autres pays avaient face à la radicalisation violente : en Italie avec les Brigades rouges, en Allemagne avec l’extrême droite, au Yémen… Nos recherches sur internet ont irrigué cette étude et ont permis de déterminer ce qui avait fonctionné ou non, ce qui était transposable ou non en France. Nous avons ensuite réalisé une trentaine de consultations préalables auprès d’experts de disciplines surtout issues des sciences humaines mais aussi touchant à la sphère politique, dès lors que ceux-ci ont travaillé la question du terrorisme et de la radicalisation violente.
Enfin, Martine Herzog-Evans nous a permis d’accéder à huit autres chercheurs qui ont produit un programme d’intervention et un manuel à forte connotation psycho-criminologique : nombreuses formations de notre équipe au RBR, utilisation de VERA2R et LS-CMI pour évaluer les publics et structurer la prise en charge notamment. Ce long cheminement a représenté six mois de travail. Il a fallu travailler dans des conditions intenses car le résultat était attendu rapidement par l’administration pénitentiaire mais l’APCARS avait à coeur de faire les choses de manière structurée. On a ensuite continué à solliciter des chercheurs sur des questions qui se posaient durant notre prise en charge des publics et qui venaient comme consultants sur un sujet, une problématique donnée : les Rohingyas en Birmanie, la situatio au Yemen etc.
Lexbase Pénal : Le programme RIVE évoquait davantage la notion de « désengagement » plutôt que de « déradicalisation ». Quelle différence peut-on établir entre ces deux notions ? Comment définir un critère de désengagement ?
Frédéric Lauféron : C’est une question délicate car à ma connaissance il n’existe pas réellement de définition très précise scientifique ou de critère satisfaisant pour déterminer ce qui relève de la déradicalisation ou du désengagement. Depuis, les choses ont quelque peu évolué et il y a quelques analyses, mais à l’époque on avait très peu de choses sur le sujet. La Direction de l’administration pénitentiaire évoquait déjà dans sa commande le désengagement de l’idée violente. Puis, en partant du principe que notre ligne rouge était le phénomène de violence, il nous a semblé plus juste de continuer à parler de désengagement plutôt que de déradicalisation. D’ailleurs, à titre d’exemple, nous avons pu rencontrer notre homologue d’un centre de lutte contre la radicalisation de Montréal qui prenait l’exemple de Martin Luther King ou de Ghandi. Ces personnalités ont pu être considérés comme des radicaux ; ce qui nous pousse à penser que ce n’est donc pas la radicalité en soi qui pose difficulté mais bien son expression violente.
Surtout, les expériences précédentes qui intervenaient sur le terrain de la déradicalisation ont connu divers résultats, plus ou moins couronnés de succès et nous n’avons pas souhaité y être associés et donc partir sur un terrain neuf, plus structuré.
Lexbase Pénal : L’administration pénitentiaire a décidé de se désengager du projet «RIVE». On parle désormais de projets de «déradicalisation» à l’échelle de grandes métropoles (modèle «Aarhus» ?). L’APCARS a-t-elle vocation, grâce à son expérience lors du pilotage de «RIVE», à proposer des projets dans le cadre de cette nouvelle approche ?
Frédéric Lauféron : Je tiens à préciser que si «RIVE» s’est arrêté, nous sommes très fiers du du travail accompli par nos équipes (près de 30 professionnels y ont été associés directementn ou indirectement). Nous avons pu démontrer que la société civile avait un rôle actif à jouer en matière de lutte contre la radicalisation et la réinsertion de ces publics mais aussi que les conditions pour que cela fonctionne étaient à notre portée en France, à savoir : une méthodologie solide, des compétences avérées et pluridisciplinaire et un partenariat étroit avec les services de l’Etat, basé sur des règles formelle. Cette réussite organisationnelle, je la dois aussi beaucoup à tout ceux qui ont produit ce que je viens d’évoquer et j’en tire une très grande satisfaction de pouvoir me dire qu’il n’y a pas qu’aux Etats-Unis ou au Canada qu’on est capable de travailler sous cette forme-là (psycho-criminologique) et qu’en France on a pu le faire.
Depuis l’arrêt de «RIVE», l’APCARS s’est mobilisée sur d’autres actions qui nous ont éloigné du champ de la lutte contre la déradicalisation. Par exemple, nous suivons de près la réforme pénale et son impact en matière d’individualisation de la peine, d’alternatives à la détention, sur le rôlequ’endosseront nos ESR (enquêtes sociales rapides) à l’avenir. Nous réalisons près de 17 000 ESR par an. La réalité du terrain peut être bouleversée du jour au lendemain. Notre service d’aide aux victimes n’est pas inactif non plus car nous recevons plus de 5 000 victimes d’infractions pénales chaque année. Nous avons aussi développé nos activités socio-judiciaires sur de nouveaux territoires : la Réunion, Lyon et bientôt Nanterre.
Il n’est pas exclu que la lutte contre la déradicalisation revienne sur le chemin de l’association…mais ce n’est pas à l’ordre du jour.
Lexbase Pénal : Une des forces du modèle danois de lutte contre la radicalisation violente est de combiner plusieurs approches (locale, nationale, école, maisons de jeunesse et famille, prison milieux fermés et ouverts…). N’y a-t-il pas un risque à segmenter les politiques d’action de lutte contre la radicalisation ?
Frédéric Lauféron : C’est délicat car cela confine à la sphère politique ce qui n’est pas notre domaine… Néanmoins, nous avons pu observer que les causes de radicalisation étaient multifactorielles (c’est un des enseignements de «RIVE»). C’est ce qui justifie d’ailleurs qu’on doive mobiliser une équipe pluridisciplinaire pour y répondre. Il n’y a pas une forme de réponse dans un domaine donné, dans une discipline donnée pour tout le monde. Il faut travailler l’individualisation, voire l’hyper-individualisation. Comme ce phénomène de radicalisation touche aussi à plusieurs domaines (social, familial, éducatif, identitaire, religieux…), il est nécessaire de développer une stratégie globale. C’est ce qu’a fait le Gouvernement, notamment autour de l’action qui est portée par le CIPDR (Comité interministériel de prévention de la délinquance) qui a vocation par sa nature à mobiliser toutes les ressources de manière ordonnée pour apporter une réponse, non pas à l’identique du modèle danois qui leur est propre, mais une réponse stratégique, interministérielle et spécifique à la situation française.
Mon souhait à titre personnel serait qu’on aille encore plus loin, que Muriel Domenach qui a toutes les qualités requises à la tête du CIPDR, puisse avoir encore davantage de moyens et de capacités interministérielles pour pouvoir mener ces actions.
Lexbase Pénal : De manière générale, quelle place le secteur privé peut-il prendre à l’avenir dans le cadre de la prévention et du traitement de la délinquance ?
Frédéric Lauféron : En matière de lutte contre la déradicalisation, il est évident que face à des personnes qui sont en rupture avec l’Etat, avec les institutions françaises, une réponse unique étatique n’est pas, de leur point de vue, audible. Elle est même parfois contre-productive. Il faut donc passer par un tiers et c’est là qu’intervient le secteur associatif.
De la même façon, pour lutter contre la délinquance de droit commun, la sanction seule ne suffit pas. C’est ce que nous a enseigné l’école de Défense sociale nouvelle : il faut s’inscrire aussi dans une démarche de réinsertion. Cela passe ainsi par une mobilisation de la société civile car qui mieux qu’elle est capable de réintégrer l’intéressé auprès des siens ? L’administration pénitentiaire et les juges n’ont bien évidemment pas toutes les solutions en main, il faut que l’ensemble du secteur associatif en particulier puisse s’impliquer, aux côtés des services de l’Etat, pour être le plus efficace possible en matière de prévention de la délinquance et de lutte contre la récidive.
Les réponses seront d’autant plus efficaces que les politiques pénales infléchiront peut-être leurs orientations en matière de création de places de prison. Notre souhait serait que moins de places de prison soient construites et que les financements publics soient davantage dédiés au secteur du soin, de l’hébergement, de l’accès à l’emploi ou de l’accès au droit. Ce rééquilibrage est aujourd’hui indispensable à l’heure d’une surpopulation carcérale qui bat des records.
Lexbase Pénal : Est-ce que vous pensez que la justice restaurative va dans le bon sens en France ?
Frédéric Lauféron : A mon avis, le mouvement va dans le bon sens mais il est lent. La loi «Taubira» est venue officialiser la justice restaurative puis une circulaire est venue ensuite expliquer plus en détails comment devait être mise en oeuvre la justice restaurative. La progression est bonne mais lente car l’autorité judiciaire, les magistrats du siège et du Parquet, les SPIP, la PJJ, s’emparent avec précaution et parfois réticence de ce qu’est la justice restaurative, de ses valeurs, de ses principes (de la confidentialité, du volontariat notamment), du fait que finalement il existe plusieurs écoles et approches. Tout ceci reste assez flou pour beaucoup de professionnels du monde judiciaire.
Pour que l’autorité judiciaire puisse s’en emparer, il faudrait que la justice restaurative rentre dans des « cases » de la procédure pénale. Si on prend l’exemple de la réparation pénale des mineurs : une éventuelle rencontre entre l’auteur et la victime dans le cadre d’une réparation pénale des mineurs, ça leur parle et ça les rassure donc ils peuvent facilement envisager de proposer de la justice restaurative. En revanche, pour les majeurs, c’est plus compliqué. On peut se dire que d’une certaine façon, la médiation pénale, est une forme de justice restaurative mais en réalité non si l’on respecte les sources dans ce domaine (nos références étant l’Institut de justice restaurative et France victimes). En eet, on ne peut pas tout assimiler à la justice restaurative. La justice classique et la justice restaurative doivent rester indépendantes l’une de l’autre. Lorsqu’un auteur est poursuivi pour une infraction, s’il participe à une mesure de justice restaurative, idéalement cela ne doit pas avoir d’incidence sur la décision du juge. De la même façon, une personne condamnée qui participe à une mesure de justice restaurative, sa participation ne doit pas impacter un éventuel aménagement de peine. Nous ne voulons pas que la justice restaurative soit « une récompense ». Il faut que la participation soit sincère pour garantir son efficacité.
Propos recueillis par June Perot