Propos recueillis par Martin Legros, publié dans Philosophie Magazine / juin 2009 / n°30
« La loi du 25 février 2008 sur la rétention de sureté est une très grande défaite pour la justice française. Elle porte atteinte aux fondements du droit et nous fait passer d’une justice de responsabilité à une justice de sureté. Toute la pénalité classique, celle qui est encore théoriquement la notre, est née de la conception des Lumières d’une société libre d’hommes libres. C’est parce qu’il est libre lorsqu’il transgresse la loi que l’homme doit en répondre. Hormis les cas exceptionnels ou l’acte lui a échappé, il en répond dans un procès équitable, dont le premier principe est la présomption d’innocence. Si, au terme du procès, il est reconnu auteur des faits qui lui sont reproches, la peine intervient comme la sanction de sa liberté. Avec le concept de ‘’dangerosité’’. On ne se réfère plus à une liberté, on vise, indépendamment de toute infraction, de neutraliser un sujet porteur de dangerosité. Comment? A défaut de pouvoir l’exécuter- je pèse mes mots -, on l’enferme.
Mais qui décidera de maintenir en prison un homme qui a accompli sa peine et qu’on juge potentiellement dangereux? Comment diagnostiquer la dangerosité? La loi la définit comme « une probabilité très élevée de récidive parce que le condamné souffre d’un trouble grave de la personnalité » Cela permet-il à des juges de dire d’une personne qui a accompli sa peine: « Nous le gardons »? Qu’importe. Au nom de la dangerosité présumée, il ne sort plus. Pour combien de temps? Un an, renouvelable, indéfiniment! Comment voulez-vous que les magistrats dont la mission constitutionnelle est la défense des libertés prennent sur eux de garder quelqu’un dans un établissement fermé, au nom d’une dangerosité qu’ils sont incapables de diagnostiquer. Ne vous y trompez pas, ce sont les psychiatres qui devront s’en charger. C’est vers eux qu’on se tournera.
Voila un transfert sans précédent de la responsabilité de juger, et une sorte de psychiatrisation de la justice. Pour prévenir la récidive, de très nombreuses mesures existaient pourtant. Indépendamment du traitement carcéral, sur lequel on aurait tant à dire, parce qu’il se fait si peu ou si mal, on a mis en place depuis dix ans une sorte de contro1e social sur celui qui sort de prison. Depuis la 1iberation conditionnelle, la semi-liberté, les permissions de sorties, jusqu’a des modalités plus subtiles de contrôle: le contrôle socio judiciaire avec injonction de soins, pour les criminels sexuels essentiellement; la surveillance judiciaire; le bracelet électronique. Tous ces dispositifs se rattachaient encore à la conception classique, car ils interviennent pendant le temps ou l’individu exécute sa peine. Avec la rétention de sureté, on entre dans autre chose. C’est le triomphe de l’école de la défense sociale. Et une très grave atteinte au système judiciaire. Car celui dont on décide qu’il peut être soumis a cette mesure n’a aucun moyen de défense: il est accuse d’être ce qu’il est et non pas d’avoir commis une infraction.
Tout le système de la justice des pays de liberté repose sur une dialectique de charge de la preuve entre l’accusation et la défense. En l’occurrence, que pourra dire l’avocat? Il ne peut pas dire: «Mais comment! Mon client est innocent. » Innocent de quoi? Innocent de sa dangerosité présumée ? Innocent du risque de récidive qu’il présente ? Comment voulez-vous qu’il débatte de cela ? L’avocat ne pourra dire qu’une chose: « Commettez d’autres experts! » Vous avez ainsi une décision de justice qui ne repose que sur l’être, et non pas sur l’acte. On est détenu pour ce que l’on pourrait faire au regard de ce que l’on est. On objectera que la mesure ne concerne qu’un nombre très limité de criminels, ceux qui sont condamnes à au moins quinze ans de réclusion criminelle. Je réponds qu’on ne peut pas s’en tenir là. Parce qu’au premier fait-divers ou un criminel, initialement condamne a une peine inferieure à quinze ans, récidive et commet un crime atroce, l’émotion légitime du public va aboutir a abaisser le seuil. On verra progressivement s’élargir le champ d’application de la mesure jusqu’à ce qu’elle devienne une disposition commune. Voila pourquoi je parle d’un changement radical de la justice. »