Deux ovales noirs entourent des verres épais. Soigneusement attachée à un cordon, la paire de lunettes qui ne quitte plus Bernard, sans domicile fixe de 63 ans, l’a sorti du flou et l’a aidé à se lancer dans des démarches d’insertion.
« Depuis que j’ai mes yeux, je prends le métro, le bus… Avant je ne pouvais pas, je ne voyais rien du tout! J’arrivais à lire un livre mais comme ça », décrit le sexagénaire, mimant un livre tenu tout près du visage.
Avant, c’était la rue. Pendant dix ans, Bernard a vécu sous le pont du Carrousel, « rive gauche », précise-t-il, dans le c?ur de Paris. Quand Elodie Ollet, éducatrice spécialisée, l’a rencontré il y a un an et demi dans le cadre d’une maraude d’Emmaüs solidarité, il portait « un seul verre, très épais, qu’il avait rafistolé avec des bouts de fil de fer ».
« Ca faisait six ans au moins », précise Bernard, d’une voix éraillée. Depuis que ses lunettes avaient été détruites dans une bagarre, comprend on à demi-mot.
Petit à petit, un lien de confiance s’établit et un jour, Elodie lui propose de se rendre à une consultation gratuite, organisée par l’association VisionSoliDev. Celle-ci propose depuis 2010 des examens gratuits de la vue et des équipements adaptés grâce à une quarantaine de bénévoles: ophtalmologiste, optométristes, opticiens…
Handicap quotidien
L’examen révèle que Bernard, très myope, n’y voyait pas à plus de sept centimètres. Une fois équipé, tout a pris une nouvelle dimension: « les démarches administratives, l’inscription à Pôle emploi, les bilans de santé…ça a été un déclencheur » énumère Elodie Ollet. « Je suis allé chez le dentiste tout seul, j’ai pris mon courage à deux mains », glisse, rigolard, son protégé qui est aujourd’hui hébergé en centre et touche le RSA.
« Les personnes en situation de précarité cumulent les problèmes de santé mais ne les prennent pas en charge », commente Meryem Belkacémi, chargée de mission santé à Emmaüs solidarité. Un « déni » qui « nuit à la réinsertion ».
« Pour les démarches administratives, je préférais dire que j’étais illettré pour que quelqu’un écrive à ma place parce que je n’arrivais pas à lire et à écrire correctement », témoigne Abdoulaye Touré, 56 ans. Un handicap quotidien qu’il n’avait pourtant pas entrepris de soigner: « le temps d’attente, le coût… c’étaient des paramètres décourageants ». Il a profité d’une consultation gratuite et deux semaines plus tard, il recevait la monture rectangulaire choisie, dotée de verres à sa vue.
« C’est une renaissance », affirme-t-il, « aujourd’hui, je postule à des offres d’emploi comme chauffeur. Auparavant je n’aurais pas pu ».
VisionSoliDev a examiné 278 personnes en 2014 et fourni 267 paires de lunettes. Le président de l’association, Jean-Paul Roosen, regrette toutefois que « beaucoup de personnes qui ont une couverture sociale qui leur permet d’avoir des lunettes gratuitement viennent dans un circuit comme celui-ci ». D’après une étude menée par le cabinet Galliléo auprès de personnes en situation de précarité, 94% n’avaient pas d’équipement optique adapté voire aucun équipement et pourtant, 85% des sondés bénéficiaient d’une couverture sociale.
Pour Jean-Paul Roosen, il faut « sensibiliser » la filière optique et inciter les pouvoirs publics à simplifier les démarches pour que les plus fragiles puissent enfin y voir plus clair.