Article publié le 08/02/2011 sur lefigaro.fr
INTERVIEW – Juge d’application des peines à Créteil, Jean-Claude Bouvier explique au Figaro.fr pourquoi il se met en grève. Selon lui, malgré une succession de rapports et de lois pour régler le problème du suivi des condamnés, «au quotidien, on est proche de l’amateurisme».
Jean-Claude Bouvier est juge d’application des peines au tribunal de grande instance de Créteil. Chargé de suivre les condamnés à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, il est assisté d’un service spécifique : le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). Membre du Syndicat de la magistrature (minoritaire, classé à gauche), Jean-Claude Bouvier a d’ores et déjà déposé un préavis de grève pour les journées de mobilisation de jeudi et de vendredi, afin d’exprimer sa colère contre les déclarations de Nicolas Sarkozy mettant en cause la justice dans l’affaire Laëtitia. Dès mardi, il reporte les audiences qu’il avait prévues, en recevant toutefois les gens pour leur expliquer le ras-le-bol de ses services.
Lefigaro.fr : Quels sont les moyens du service d’application des peines, à Créteil ?
Jean-Claude Bouvier : Pour 3800 dossiers à traiter en milieu ouvert, c’est-à-dire quand les condamnés ne sont pas en prison, les conseillers d’insertion et de probation ne sont qu’une trentaine. Chacun d’entre eux doit donc suivre plus de 120 dossiers, alors qu’on estime qu’à partir de 70 ou 80, leur travail est de moins bonne qualité.
Concrètement, comment se manifeste cette surcharge de travail ?
Dans certains services, des dossiers sont ainsi carrément mis de côté. Mais le plus souvent, une première évaluation rapide permet de déterminer si le suivi sera intensif, intermédiaire, ou administratif. Dans ce dernier cas, il n’y a même pas de rencontre avec la personne condamnée, seulement des échanges de courriers. On appelle ce tri le « suivi différencié », qui permet en fait de ne pas mettre en place le même dispositif pour un délinquant sexuel récidiviste que pour un petit escroc.
A la lumière des derniers évènements, redoutez-vous la suppression de ce « suivi différencié » ?
Tout le monde a la trouille en effet. On craint que le même dispositif ne soit imposé pour tous les dossiers, afin que des libérations sans suivi comme celle de Tony Meilhon (principal suspect du meurtre de Laëtitia à Pornic, ndlr) soient évitées. Mais c’est tout bonnement infaisable ! Les services pénitentiaires d’insertion et de probation n’ont ni les effectifs, ni les moyens pour travailler de cette manière. Malgré de nombreuses lois sur le sujet, notre système, sur le terrain, est défaillant.
Vous estimez ne pas être en mesure de bien évaluer la dangerosité d’une personne condamnée ?
Comment prétendre le contraire ? Sur le terrain, on est proche de l’amateurisme ! Et il ne s’agit pas que d’un problème de moyens : en France, il n’y a aucune réflexion sur le sujet. Dans les pays anglo-saxons ou au Canada, par exemple, on tente d’élaborer une base géante de données pour étudier les mécanismes des criminels, on travaille sur les soins à apporter en détention, ou encore sur la formation des différents acteurs de terrain. Il faut une approche pluridisciplinaire pour évaluer la dangerosité d’une personne. Aujourd’hui, on ne se fonde que sur une expertise psychiatrique et un entretien dans un bureau.
Le député des Alpes-Maritimes, Éric Ciotti, s’est vu confier une mission sur l’exécution des peines par le président de la République. Une évaluation de la situation peut-elle faire avancer les choses ?
Cela n’est certainement pas inutile, mais il y a déjà eu nombre de missions et de rapports sur le sujet. En 2006 et en 2010, il y a eu deux rapports de la Cour des comptes. En 2008, c’est le Conseil de l’Europe qui s’était penché sur la question. Et surtout, en 2003, 2005 et 2007, le député (UMP) Jean-Luc Warsmann a produit trois rapports dans lesquels il dresse le même constat : en l’état, les services d’application des peines ne peuvent pas suivre ! On voit bien que ce n’est pas une question de bord politique, puisque des études produites par la majorité pointent les défaillances du système. C’est la raison pour laquelle nous sommes choqués quand le président de la République place le problème sur le terrain de la faute individuelle.
Ces précédents rapports ont-ils débouché sur des mesures ?
Un effort a été fait en terme de recrutement des conseillers d’insertion et de probation, en effet. Mais il y a par ailleurs une telle hausse des mesures pénales prononcées que le décalage s’est accru. Et puis les missions des conseillers se sont diversifiées. Ainsi, depuis la dernière loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 par exemple, ils doivent assurer la surveillance électronique de fin de peine et les assignations à résidence. La situation ne s’est donc pas améliorée.