Par Emmanuel Denise
Publié le 28/08/2017 07h00
Attaque au coupe-ongles, insultes et instants d’humanité : ce que j’ai vu aux comparutions immédiates.
En Seine-Saint-Denis, les soirées qui commencent à Livry-Gargan s’achèvent parfois à Bobigny : « C’est une soirée qui a mal tourné, malheureusement, comme beaucoup de soirées qui terminent devant votre juridiction », constate l’avocate de Willy, un jeune homme à la courte crête, un peu perdu dans le box des prévenus.
Chaque jour, entre une dizaine et une vingtaine d’affaires sont traitées dans la 17 e chambre du tribunal de grande instance de Bobigny. La salle d’audience, dont les murs en briques rouges et les tuyaux bleus rappellent les pires sitcoms d’AB Productions, accueille les comparutions immédiates : des délits simples qui ne demandent pas d’investigations complexes.
« Je vais rappeler les faits et, ensuite, vous pourrez vous expliquer », annonce la présidente du tribunal. Willy a mis des coups de couteau au conducteur d’une voiture, à cause d’une histoire de fille, à la sortie d’une boîte de nuit. La juge poursuit : « Bon, on ne va pas rentrer dans tous les détails. Ce qui est important, c’est que vous reconnaissez les faits. Ce qui change, ce sont les circonstances. »
Willy, d’une voix nerveuse, se permet une observation : « Déjà, ce n’était pas des coups de couteau. » La juge reprend : « Ah oui, vous dites qu’il s’agissait d’un coupe-ongles. » Willy acquiesce.
La juge lève les yeux de son dossier et balaye la salle du regard : « Est-ce que la victime est là ? » Puis, après quelques secondes de silence : « Non ? Personne ? » Elle se tourne vers la greffière : « La victime a été prévenue qu’il y avait un procès ? » C’est le procureur qui hoche la tête et présente un document : « Oui, oui, hier, à 17 h 40. »
« Ce soir-là, on a été en boîte », explique Willy. « À la sortie, il y a eu un attroupement, j’ai senti qu’il y avait tout un groupe qui touchait mon amie, je leur ai dit : « Arrêtez de faire vos crasseux les mecs. » Après, c’est parti en embrouille. »
Sabri entre dans le tribunal. C’est l’un des « crasseux », celui qui a pris les coups de couteau. La présidente l’accueille : « Ah ! Justement, on était en train de rappeler les faits. On en était là où la copine de Monsieur aurait fait l’objet d’attouchements par un groupe d’individus dans lequel vous figuriez. » Sabri s’assoit en silence sur le banc des parties civiles. Il a pris des coups de couteau dans les jambes et écopé de 10 jours d’ITT.
« Pour vous, c’était bien un couteau, et pas un coupe-ongles », demande la juge. « J’en suis certain. Je me rappelle très bien, je ne bois pas. Je pourrais même vous le dessiner. »
Le tribunal, qui n’en demande pas tant, lit la description des blessures et se tourne vers Willy : « Vous pensez qu’avec un coupe-ongles, on peut faire ce genre de blessures ? »
Le jeune homme bafouille : « Euh… Je… »
Devant l’impossibilité de réconcilier les versions des deux jeunes hommes, le tribunal passe à la « personnalité » de Willy. Une seule mention au casier judiciaire, pour un recel de scooter volé. À 20 ans, il habite chez sa mère, ne travaille pas, envisage d’entrer dans l’armée. Il n’a pas le bac.
« Pourquoi vous n’avez pas le bac ? », demande l’un des juges.
– J’avais des problèmes de santé.
– C’est-à-dire ?
– Des problèmes de dos.
– Ah, d’accord, vous aviez mal au dos, et donc vous n’avez pas pu passer le bac », poursuit le juge narquois. « Bon… pfff… » La juge se tourne vers la partie civile : « Vous avez envie d’ajouter quelque chose ? »
Sabri s’avance vers la barre : « Peu importent les raisons, on ne met pas des coups de couteau aux gens. »
« On sait que les sorties de boîte de nuit sont parfois houleuses », se lance le procureur pour ses réquisitions. « Ici, nous en avons une bien triste illustration. » Pour le magistrat, si une vérité émerge de ce dossier, c’est que les coups n’ont pas été portés avec un coupe-ongles. Il se tourne ensuite vers la juge : « Et puis, vous avez omis de dire qu’il a traité sa victime de « sale arabe », et ça, c’est intolérable. » Pour la peine, il demande huit mois du sursis : « Huit mois, c’est une peine importante. Ce sera, pour vous, un sérieux avertissement. »
L’avocate de Willy, après avoir rappelé combien son client regrettait son geste, rappelle que sa version des faits ne peut pas être totalement écartée : « En ce qui concerne le coupe-ongles, moi je veux bien le croire. » Le contraire eut été étonnant. « C’est quelqu’un de très jeune qui a des projets », précise-t-elle avant de demander des travaux d’intérêt général.
Avant la décision, la parole est donnée une dernière fois à Willy : « C’est eux qui sont venus à moi. Moi, je voulais juste rentrer chez moi. » C’est ce qu’il fait, après avoir écopé de six mois de sursis.
Derrière Willy, voici Jérôme qui entre dans le box. La quarantaine, crâne rasé, il affiche un joli sourire. Deux policiers s’asseyent sur le banc des parties civiles.
« Alors Monsieur, si vous êtes là, c’est pour des outrages à personne dépositaire de l’autorité publique », résume la juge. « Vous avez dit aux policiers, entre autres : « Je vais t’attraper sur la dalle et je vais te défoncer. Je vais te cramer. Gros pédé, espèce de fils de pute. Je vais vous monter en l’air et vous mettre des balayettes » Et puis, vous avez sorti votre sexe. »
Comme il s’agit de comparutions immédiates, la procédure veut qu’on demande au prévenu s’il désire être jugé aujourd’hui, où s’il souhaite un peu plus de temps pour préparer sa défense, temps qu’il pourrait éventuellement passer en détention.
« J’ai vécu six expertises. Moi, je ne veux pas être jugé aujourd’hui, je ne comprends même pas. » Jérôme à des gros problèmes psychiatriques. Depuis 2003, il est diagnostiqué schizophrène, ce qui ne l’empêche pas d’avoir été incarcéré plusieurs fois, toujours pour les mêmes faits : outrage à agent. Visiblement, Jérôme a une dent contre les forces de l’ordre.
Quoi qu’il en soit, la juge ne souhaite pas que Jérôme soit jugé maintenant : « Sachez, Monsieur, que nous allons demander un délai pour pouvoir ordonner une expertise psychiatrique en raison de votre comportement un peu particulier. » Tout le monde est d’accord. Maintenant, il faut savoir ce que le tribunal va faire de Jérôme en attendant son procès : le placer en détention provisoire, ou le remettre en liberté, avec un contrôle judiciaire.
On se penche donc sur les éléments de personnalités de son dossier. Depuis 2003, Jérôme a été interné sept fois dans un hôpital psychiatrique. Il précise : « Je fais tout ce que je peux pour me protéger, je vais voir mon psychiatre tous les mois et je prends mon traitement. » Pour survivre, il touche une allocation d’adulte handicapé. Il a une adresse.
« Vous avez quelque chose à ajouter ? », demande la juge. « Oui, j’ai déjà une autre affaire en cours. Pareil, menace de mort sur des policiers, etc. » La présidente note qu’il connaît bien les tribunaux, ainsi que la détention. Le prévenu précise : « Oui, mais je ne suis pas méchant. Je n’ai jamais mis une claque à quelqu’un de ma vie, je n’ai jamais été condamné pour de la violence. À chaque fois, c’est la même chose : outrage. »
La procureure prend la parole derrière lui : « Je suis un peu embêté, parce que ce sont des faits extrêmement graves, il y a des victimes. » Les deux policiers, sur le banc des parties civiles, opinent. « J’entends bien qu’il a des problèmes de schizophrénie, mais il faut aussi protéger les victimes. » Dans le doute, elle se lance : « Je prends peut-être un risque, mais je ne vais pas vous demander de le mettre en détention. » En revanche, elle demande un contrôle judiciaire « avec un maximum d’interdictions » : ne pas se rendre à Bobigny, obligation de prendre son traitement, interdiction d’entrer en contact avec les victimes et obligation de pointer au commissariat une fois par semaine.
L’avocate de Jérôme rappelle que le tribunal à affaire avec quelqu’un de très malade, pour qui la détention poserait davantage de problèmes qu’elle n’en résoudrait.
On laisse une dernière fois la parole à Jérôme avant la décision : « Je voudrais simplement vous dire que j’avais demandé à être interné à l’hôpital psychiatrique, juste avant les faits, parce que je sentais que ça n’allait pas. Ça m’a été refusé, et voilà où on en est aujourd’hui. »
Quand les juges reviennent, ils placent Jérôme sous contrôle judiciaire, avec l’interdiction de se trouver à Bobigny – « On ne veut plus vous y voir ! » – et l’obligation de prendre son traitement. En revanche, les juges abandonnent l’idée de le faire pointer une fois par semaine au commissariat : « On n’a pas mis le pointage. Euh… Voilà. On s’est dit que, peut-être, il fallait mieux vous éviter de fréquenter les forces de l’ordre. »
Avant de laisser partir le prévenu, la juge le met en garde une dernière fois : « Aujourd’hui, vous êtes encore en liberté, mais vous savez, les soins psychiatriques, en prison, on sait faire. C’est moins bien que dehors, mais on sait faire. » La publication des photos de la prison de Château-Thierryphotos de la prison de Château-Thierry par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, il y a quelques jours, a montré à quel point, en matière de soins psychiatriques, en prison, effectivement, « on sait faire ».
« Je suis très content de sortir », déclare Jérôme, tout sourire. « On ne vous demande pas de commentaire », précise la juge avant de le laisser repartir vers le dépôt, où il sera libéré.
En tout, la journée qui se termine à Bobigny aura vu passer 13 prévenus. Il y a Salam, SDF, qui a volé un téléphone portable dans le métro : « Je voulais payer l’hôtel et je n’avais pas d’argent. J’ai une petite fille qui est malade. C’est la première fois. Je demande pardon, vous n’allez plus me revoir. » Il écope de trois mois de sursis pour cette première infraction.
Ou Mamadou, qui se trouvait à Saint-Denis alors que le juge le lui avait interdit, avec des bijoux volés dans sa poche. « L’interdiction de deux ans a été prononcée en 2014, elle était donc terminée en 2017 », tente son avocate. « Sauf qu’il a été détenu pendant deux ans, et que l’interdiction commence à sa sortie de prison », reprend la procureure. L’avocate s’excuse d’avoir tenté sa chance : « Ah, au temps pour moi. » Ce qui n’empêche pas Mamadou de surenchérir : « Pour moi, l’interdiction était terminée, j’avais le droit d’être là. » Pas pour la procureure : « Nul n’est censé ignorer la loi. » Bilan : quatre mois de détention, à effectuer immédiatement.
La journée se termine avec Amane et Karim, deux jeunes marocains SDF d’une vingtaine d’années, à qui l’on reproche d’avoir volé un téléphone portable dans le métro.
« Vous reconnaissez les faits ? », demande la juge. L’interprète se penche vers le box des prévenus : « Oui. » La juge écarquille les yeux : « Ah ! Vous reconnaissez les faits maintenant. Ça va simplifier les choses. »
Les faits sont très simples, c’est un vol banal, une main glissée dans une poche, sous le nez des policiers déjà suspicieux.
« Bon », reprend la juge. « Vous aviez inventé la présence d’un certain… pffff… Je ne sais même plus comment il s’appelle. Bref, il n’existe pas ? »
Les deux prévenus, penauds, baissent les yeux dans le box. Karim, qui baragouine un peu la langue, admet : « Non, il n’existe pas. »
Aux yeux des avocats, il n’y a pas de grands risques de détention. Pour un vol sans violence, les deux jeunes SDF, dont c’est la première infraction, devraient s’en sortir avec un avertissement, une peine de sursis. Le problème apparaît quand la juge lit la fiche réalisée par l’APCARS, l’association qui s’occupe de fournir les enquêtes de personnalité. Sur son rapport, l’association indique qu’elle a déjà croisé la route d’Amane, deux semaines plus tôt, dans ce même tribunal, pour des faits de vol.
La juge interroge le jeune homme : « Je vois que vous êtes déjà passé dans ce tribunal, il y a deux semaines. Vous avez été condamné à quoi ? » Amane, candide, répond sincèrement : « Je ne sais plus, pardon Madame. »
Au même moment, la procureure sursaute sur sa chaise : « Attendez, attendez, parce que moi, j’ai regardé sur les fichiers et je n’ai trouvé aucune trace de condamnations. Il faudrait interrompre la séance pour que je puisse vérifier.
L’avocat d’Amane, qui sent que l’affaire prend une mauvaise tournure pour son client, tente de calmer les ardeurs du ministère public : « Si ça se trouve, il a été relaxé. On ne va pas interrompre pour ça. » Peine perdue, la présidente interrompt la séance, devant un avocat qui se ronge le poing.
Dans un tribunal, à Bobigny ou ailleurs, c’est rare de voir autant de personnes se donner de mal pour éviter à quelqu’un de finir la journée en prison.
Pendant la pause, une avocate ne cache pas sa déception : « Il faut que je pense à dire à l’APCARS d’arrêter d’indiquer quand ils ont déjà croisé un prévenu, parce que ça ne nous rend vraiment pas service. » Pendant qu’elle fulmine, la procureure, par-dessus l’épaule du greffier, triomphe : « On l’a ! Ils avaient confondu son prénom et son nom de famille. » L’audience reprend.
Amane a été condamné, pour les mêmes faits, il y a deux semaines, à un mois de sursis. Il vit dans un squat à Saint-Denis. Son compagnon, à peine mieux inséré, vadrouille à droite et à gauche, là où il trouve de la place. Les deux ont quitté leur pays pour fuir des situations économiques et familiales très difficiles.
Après un vague bilan de leur parcours, la procureure peut prendre la parole : « Les vols de téléphones portables sont un vrai fléau dans ce département », rappelle-t-elle. « C’est un vrai trouble à l’ordre public. » Elle demande donc trois mois de sursis pour Karim, et l’équivalent, mais en détention, pour Amane « parce que, manifestement, il n’a pas entendu l’avertissement. »
« Effectivement, c’est très désagréable de se faire voler son téléphone portable », admet l’avocat. « Moi-même, je me suis fait voler mon scooter la semaine dernière. Bon, j’avais laissé les clefs dessus, mais quand même… » Il rappelle la situation de très grande précarité des deux prévenus : « Ils travaillent sur les marchés, ils sont exploités, mais ils essayent de s’en sortir. »
L’essentiel de la plaidoirie vise à rappeler qu’on s’apprête à envoyer un SDF en prison, simplement parce qu’il est SDF. Si Amane avait eu une adresse, pour un délit aussi bénin, les juges auraient pu prononcer un sursis avec mise à l’épreuve, ou une peine de prison sans mandat de dépôt, qui aurait pu être aménagée. Mais, pour tout ça, il aurait fallu une adresse. « Je trouve que c’est un peu brutal, la prison juste parce qu’il est SDF », finit-il par conclure.
Pendant que les trois juges délibèrent, l’avocate qui se plaignait de l’APCARS se montre pessimiste quant au sort d’Amane : « Ils vont l’envoyer en prison, puisqu’il n’a pas d’adresse. C’est toujours comme ça. Finalement, on le punit d’être SDF. »
Quand les juges reviennent, ils condamnent Karim à deux mois de prison avec sursis. La présidente se tourne ensuite vers Amane : « Monsieur, le tribunal a décidé de vous condamner à deux mois de prison. Mais le tribunal a choisi de ne pas décerner de mandat de dépôt, la peine pourra être aménagée après votre convocation chez le juge d’application des peines. » L’avocate pessimiste se retourne : « Bon, j’ai été mauvaise langue. »
Le souci, c’est qu’Amane n’a toujours pas d’adresse, et qu’il en faut une pour le convoquer chez le juge d’application des peines. « Vous êtes sûr que vous n’avez vraiment pas d’adresse, même un oncle, quelque chose ? », demande la juge. Amane promet que s’il peut avoir accès à Facebook, il peut trouver une adresse dans le Nord.
Pendant plusieurs minutes, juges, avocats, prévenus, interprètes et procureurs tiennent des conciliabules dans toute la pièce. Enfin, au bout d’interminables négociations, une solution est trouvée par la procureure : on donnera à Amane une convocation pour le juge d’application des peines de Bobigny, qu’il pourra éventuellement se débrouiller pour faire valoir dans une juridiction compétente du Nord.
Le tribunal, pour ne pas mettre ce moderne voleur de pommes en prison, a décidé de lui faire confiance. « L’audience est suspendue », déclare la présidente. Les juges, les avocats, les procureurs se serrent la main. Amane sera libéré dans quelques minutes. Dans un tribunal, à Bobigny ou ailleurs, c’est rare de voir autant de personnes se donner de mal pour éviter à quelqu’un de finir la journée en prison : c’est rare, mais c’est beau.